Un règlement de comptes avec Paulhan

Cette préface constitue un « règlement de comptes » dans la mesure où elle se réfère à des différends d’ordre privé qui ont réellement existé : tous les propos de Paulhan sont authentiques et textuellement rapportés. Ponge les reproduit sur un mode humoristique mais il y a été, en leur temps, extrêmement sensible. Ainsi de l’affaire du prix de La Pléiade : Ponge garde rancune à Paulhan de son refus de voter pour lui, comme le montrera une lettre de 1951, pleine de ressentiment mais non envoyée, où il revient sur cette affaire530.

Règlement de comptes, cette préface l’est aussi dans la mesure où elle aboutit à régler la situation par une sorte d’annulation du processus relationnel jusque-là en vigueur, à savoir un enchaînement de jugements négatifs et de réactions en retour. Ponge caricature cet enchaînement en réécrivant en douze lignes l’histoire des censures de Paulhan à son égard, et de ses propres tentatives pour se racheter. Il en fait une petite fable plaisante, dont l’accumulation d’épisodes répétitifs produit cet effet quasi-mécanique dont on sait qu’il déclenche le rire. Après avoir défini la teneur de la gageure dans laquelle il s’est obstiné – le fait de « courir » depuis l’origine et « sans le moindre succès » « après » l’estime » de Paulhan – il en décline les actualisations successives : le reproche de « l’infaillibilité un peu courte » exprimé par Paulhan à propos du Parti pris a suscité en retour la présentation à celui-ci des Proêmes, censés compenser cette fâcheuse impression. Mais cette initiative a donné lieu « aussitôt » à une nouvelle condamnation (à propos de leur « tremblement de certitude »), dont le caractère « rédhibitoire » s’est vu bientôt confirmé par un deuxième avis en forme d’exécution – avis selon lequel ce livre pourrait rendre son auteur « ridicule ou odieux ». Ceci débouche enfin sur une nouvelle initiative en retour : assumer la publication de ce livre pour recueillir l’estime de Paulhan, sinon sur son contenu, du moins sur le courage qu’il y a à l’assumer. En réalité, cette dernière réaction n’en est pas une, du moins pas à la façon des précédentes, mais est bien plutôt une manière de rompre l’enchaînement en en brisant la logique, et donc d’annuler le processus.

La conclusion de la préface le montre clairement, en suggérant un détachement nouveau vis-à-vis d’un enjeu désormais dépassé : « Nous allons voir… Mais déjà, comme je ne me fais pas trop d’illusions, je suis reparti d’ailleurs sur de nouveaux frais » (ibid., 165). Les « frais » évoquent à nouveau le règlement de comptes, au sens proprement financier du terme. Il s’agit de renoncer à une dépense (d’efforts, d’énergie, de désir) après avoir constaté qu’on en était toujours pour ses frais, ou encore de décider de se mettre en frais d’une autre manière (auprès des lecteurs directement, par exemple) : allusion aux nouvelles directions prises par Ponge dans son travail depuis La Rage. En fin de compte, la moralité (non exprimée) de cette sorte de fable, qui n’est pas sans rappeler « Le Meunier, son fils et l’âne », c’est l’inutilité de cette course après l’estime « d’une certaine personne », et la nécessité d’y renoncer. La Fontaine ne conclut-il pas lui aussi qu’« on ne peut contenter tout le monde et son père » ? (en l’occurrence, conclut en quelque sorte Ponge, renonçons à contenter le père).

Il importe cependant d’apporter certaines modulations à ce qui pourrait sembler être un rejet à l’égard de Paulhan. L’exhibition d’une émancipation vis-à-vis du mentor a une fonction cathartique. Elle ne signifie pas rupture entre les deux hommes, et elle n’exclut pas l’admiration que Ponge porte à Paulhan. Du reste, Ponge a d’abord envoyé cette préface à Paulhan, la lui soumettant en quelque sorte de manière amicale. Il ne s’agit donc pas d’un « règlement de comptes » à l’insu de l’« adversaire » mais plutôt d’une tentative de passer à une relation d’adulte à adulte. Il faut aussi mentionner la réaction très positive de Paulhan : « ah oui, voilà qui est excellent. (Je ne t’en veux mêmepas du tout de la façon dont tu te fiches de moi.) voilà qui soulève tout le livre, qui le fait voler » (Corr. I, 384, p. 40).

Quelques mois auparavant, Ponge avait d’ailleurs rédigé, pour les pages littéraires d’Action, un texte où il exprimait son admiration à l’égard de Paulhan531. Il lui rendait hommage comme à celui grâce à qui il avait pu sortir du tragique de la parole, pour adopter, à son instar, une attitude plus détachée et plus proche de celle du savant. Il revenait notamment sur le thème hamlétien caractéristique du « drame de l’expression » et campait Paulhan, en face d’Hamlet tourmenté et frissonnant, dans le rôle de celui qui, calmement et méthodiquement, réfléchit aux « lois de l’expression ». Cette reconnaissance de l’aide apportée par Paulhan explique l’intensité de l’hommage final : « ce grammairien est un maître de vie » (L, I, 477).

Notes
530.

« Tu m’as formellement déconseillé de montrer mes "brouillons" (vendus à Mermod) – de publier Proêmes – (que tu as barrés au prix de la Pléiade) » ( Corr. I, 474, p. 114).

531.

« Pour une notice (sur Jean Paulhan) » (L, I, 475).