B. Deuxième enjeu : assumer pleinement les Proêmes

Faire acte de confiance envers le lecteur

L’aveu d’une « honte » attachée à la publication des Proêmes, s’il participe de la captatio benevolentiae, n’est pourtant pas un simple artifice rhétorique. En effet, les doutes de Ponge sur la valeur de ces textesqu’il s’apprête à publier correspondent à une réalité et ont été exprimés par lui bien avant cette préface : en 1943, dans les « Pages bis IX », Ponge mentionnait déjà le sentiment « qu’il y aurait honte pour [lui] à publier cela ». Et il poursuivait en présentant les Proêmes comme des « saignées critiques », des « hémorragies périodiques », en bref des « menstrues » :

‘Ce sont vraiment mes époques, au sens de menstrues (…). En quoi les menstrues sont-elles considérées comme honteuses : parce qu’elles prouvent que l’on n’est pas enceint (de quelque œuvre) (PR, I, 220). ’

Si les menstrues sont « honteuses » c’est aussi qu’elles représentent pas excellence ce qui ne doit pas être montré : rien n’est censé demeurer plus caché que le sang, a fortiori le sang menstruel. En décidant de soumettre au lecteur ces textes, tout en reconnaissant en préface la « honte » qui s’y attache, Ponge transforme de manière décisive la relation établie avec ce lecteur : il fait acte de confiance envers lui, il lui fait part de sa décision de « ne rien lui cacher ». Le parti pris d’exhibition est si puissant qu’en décembre 1946, Ponge envisage in extremis d’ajouter au recueil une quantité de textes inédits, « jamais montrés à personne » :

‘Il me semble que je pourrais le rendre meilleur en l’épaississant du double ou du triple (ou davantage), comme je peux le faire par un tas de papiers que j’ai chez moi, jamais montrés à personne… : il prendrait ainsi son véritable caractère, qui est d’être un fatras (émouvant comme tel) (Corr. II, 377, p. 32). ’

Jean Paulhan l’en dissuade, et l’ajout se bornera finalement à cette préface que Ponge rédige dans les derniers jours de décembre.

Ce que Ponge prend le risque de montrer au lecteur, avec les Proêmes, c’est en quelque sorte le versant féminin de son œuvre, alors que jusque-là il avait valorisé la rigueur, la tenue, la fermeté, en bref toutes qualités relevant d’un idéal de virilité. La décision de publier La Rage participait déjà de ce risque dans la mesure où elle rendait visible l'inachèvement et les difficultés du travail poétique. Mais désormais le processus d’exhibition qui s’était ainsi amorcé s’amplifie et s’étend au travail non directement créatif : ce qu’il s’agit d’exhiber n’est pas même une œuvre, mais la réflexion critique qui l’a précédée ; cela ne relève pas du poème mais du proême (proemion, « ce qui vient avant le chant »). En publiant ces Proêmes, Ponge leur donne pourtant une valeur égale à celle du Parti pris des choses. Il accomplit par cette publication un acte hautement significatif, manifestant son refus désormais de rejeter hors-œuvre ce qui appartient à la réflexion critique. Du reste, c’est la première mais aussi la dernière fois que des textes publiés par lui auront ce statut de « proêmes » : à partir de ce moment, la réflexion critique ne sera plus séparée du travail poétique lui-même. Mais comme elle l’était encore à l’époque où ont été rédigés les Proêmes, Ponge décide de rendre visibles ces textes qui avaient précédé et accompagné la rédaction du Parti pris des choses. Ce faisant, il passe encore une fois outre aux jugements de Paulhan, celui-ci s’étant toujours montré réticent envers cette fusion du poétique et du métapoétique532. Du reste l’un des proêmes, « Natare piscem doces » fait explicitement allusion à cette censure :

‘P. ne veut pas que l’auteur sorte de son livre pour aller voir comment ça fait du dehors. Mais à quel moment sort-on ? (…) Non, il n’y a aucune dissociation possible de la personnalité créatrice et de la personnalité critique (PR, I, 178). ’

Cette intuition fondamentale et très ancienne (1924) de Ponge sur la nécessaire association des deux personnalités, là voilà ouvertement revendiquée vingt-deux ans plus tard, et cela même si Paulhan « ne veut pas »…

Notes
532.

Dans sa notice sur Dix courts sur la méthode, Michel Collot signale qu’en 1928 Paulhan avait retardé de mois en mois, jusqu’à ce que le projet finalement soit abandonné, la publication dans la N.R.F. d’un ensemble de textes intitulé « Cinq gnossiennes » qui, tels « Le Jeune Arbre »,ou « Strophe », mêlaient étroitement description d’objet et réflexion critique sur le langage (OC I p. 922).