Donner à voir un parcours et un sujet

« Les arrière-plans d’un parti pris » : tel est l’un des sous-titres envisagés par Ponge pour les Proêmes 533. Ce sous-titre révèle le projet de faire connaître, par ce recueil, un certain nombre d’aspects de l’œuvre et de la personnalité qui étaient restés jusque-là voilés, ainsi que d’apporter des éléments d’explication nouveaux sur ce Parti pris parfois mal compris.

Après les interprétations qu’en ont données Camus puis Sartre, Ponge estime nécessaire de porter à la connaissance du public des textes inédits susceptibles d’apporter un éclairage plus juste sur son œuvre, et de corriger l’impression produite sur certains lecteurs par Le Parti pris des choses. Michel Collot commente ainsi cette décision :

‘A ceux qui n’y voient qu’une collection d’objets inanimés, il s’agit de révéler qu’elle est l’œuvre d’un sujet, qui a une histoire (…) et de montrer à ceux qui, comme Jean Paulhan, lui reprochaient une « infaillibilité un peu courte », que celle-ci avait été conquise au prix de multiples doutes et approximations 534.’

Le recueil a donc l’ambition de restituer un parcours, de dessiner une histoire. Ce que confirme la datation systématique des textes qui le composent : c’est la première fois (La Rage n’étant pas encore publiée) que Ponge prend cette décision de faire paraître un recueil dont les pièces sont datées. De sorte que, note Michel Collot, « l’organisation de l’ouvrage, globalement chronologique, et la datation de presque tous les textes qui le composent (…) invitent à le lire comme une sorte d’autobiographie intellectuelle »535. Le désir de restituer une chronologie se manifestera, à la même époque, dans la publication de Liasse (recueil de 21 textes, descriptifs pour la plupart, dont la date de rédaction s’échelonne de 1921 à 1945), qui paraît deux mois avant Proêmes, et dont les textes, classés par ordre chronologique536, sont également datés.

Cependant, même animé du désir de reconstitution chronologique, Ponge s’arrange pour interdire toute lecture linéaire des Proêmes ; le parcours qu’il montre, il le brouille en même temps par la manière dont il compose le recueil, en trois parties discontinues. Je restitue ici l’analyse faite par Michel Collot de ce brouillage : « La première partie (1919-1935) est séparée des deux suivantes (1941-1944) par un hiatus de six ans ; et Ponge conclut par un texte de 1925, en revenant quasiment à son point de départ » ; par ailleurs en plaçant à la fin du recueil, après les « Notes premières de l’Homme », un texte beaucoup plus ancien, « Le Tronc d’arbre », Ponge « dissipe l’illusion d’une progression linéaire dont L’Homme eût été l’aboutissement logique »537. Ainsi confère-t-il aux Proêmes un caractère volontairement discontinu et hétérogène. Ne confiait-il pas à Paulhan son désir de conserver à ce recueil « son caractère véritable, qui est d’être un fatras (émouvant comme tel) » (Corr. II, 377, p. 32) ? Il est fort probable qu’il cherche ainsi, comme le suggère Michel Collot

‘à brouiller quelque peu les pistes, afin d’égarer certains de ses lecteurs, trop soucieux de l’enfermer dans une catégorie littéraire ou philosophique. Ce faisant, il rend illisible un itinéraire qui pourtant donne leur sens à ces proêmes (…)538. ’

Cela s’inscrit, du reste, parfaitement dans sa conception d’un lecteur actif, un lecteur dont on attend un effort d’interprétation. Et puis le « fatras » a aussi pour fonction de racheter, aux yeux du lecteur comme à ceux de Paulhan, l’impression d’« infaillibilité un peu courte » : ce qui est « fatras », amas confus, ne peut être soupçonné d’infaillibilité ni de certitude, fût-elle tremblante.

Cependant, au milieu du « fatras » il est un découpage temporel qui émerge nettement grâce à la préface : celui d’un avant et d’un après dans la relation de l’auteur à Paulhan. En effet le petit récit que Ponge donne à lire dans sa préface aboutit à la distinction entre deux phases de son parcours : d’une part un premier cycle très long, entamé en même temps que ses premières œuvres (« depuis que j’ai commencé à écrire, je courais, sans le moindre succès, "après" l’estime d’une certaine personne »), d’autre part un cycle nouveau, dont le dynamisme récent l’emmène loin de l’enjeu qui a été si longtemps primordial : « mais déjà (…) je suis reparti d’ailleurs sur de nouveaux frais» (PR, I, 165). Cette préface est donc un événement inaugural en ce qu’elle signale avec insistance le franchissement d’une étape : la fin d’une période et le début d’une autre. Le titre que Ponge a donné à la première partie des Proêmes, « Natare piscem doces », participe de la même intention. Ce titre, qui signifie littéralement, « c’est à un poisson que tu apprends à nager » – variante latine de « Ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace » – signale à Paulhan que la période d’apprentissage est désormais hors de saison, et que Ponge estime désormais n’avoir plus de leçon à recevoir. Le découpage temporel entre un avant et un après se double du reste d’un découpage spatial, car si Ponge affirme être reparti « d’ailleurs », il faut entendre cet ailleurs au sens propre : les positions, les points de départ ont changé. Il y a « recommencement d’origine ». Ce qui était vrai « depuis qu’ [il] a commencé à écrire » devient caduc. Car maintenant la détermination à « prendre son propre parti » est le moteur d’un dynamisme nouveau.

Sur cette préface aux Proêmes, je conclurai en remarquant l’avancée spectaculaire qu’elle opère par rapport à l’affirmation originelle « je ne saurai jamais m’expliquer » (qui figurait dans le premier texte des Douze petits écrits). Ce désir d’explication ne va cesser de se confirmer et dans un souci de clarté de plus en plus grand, avec la « Tentative orale » puis avec « My creative method ». Pour cette première explication qu’est Proêmes, Ponge a pris le risque de rendre son déchiffrement difficile. Il s’est exposé à ne pas être compris. Peut-être à cette époque ce risque lui paraissait-il préférable à celui d’être mal compris comme il lui avait semblé l’être avec Le Parti pris des choses. De fait, la réception des Proêmes n’ira pas sans difficultés539.Mais entre-temps, Ponge aura accompli, avec la « Tentative orale », cet acte décisif d’aller à la rencontre directe de ses lecteurs.

Notes
533.

Michel Collot indique, dans sa notice sur les Proêmes, que « ce sous-titre figure (…) sur un feuillet manuscrit joint au dactylogramme de Proêmes » (OC I, p. 955, note 3).

534.

Notice sur Proêmes, OC I p. 955.

535.

Ibid. p. 956.

536.

A l’exception de deux distorsions, qu’analysent Jean-Marie Gleize et Bernard Veck dans Francis Ponge. Actes ou textes, Presses universitaires de Lille, 1984, p. 73-89.

537.

Notice sur Proêmes, OC I p. 956 et p. 961.

538.

Ibid, OC I p. 957.

539.

« La sinuosité du parcours imposé par Ponge à ses lecteurs déconcertera même les mieux disposés d’entre eux » commente Michel Collot (ibid. p. 962).