Congédier d’emblée les modèles

La conférence, objet inconnu

Se retrouvant face à un public pour la première fois de sa vie, comment Ponge « attaque »-t-il ? En s’ancrant dans la situation de co-présence :

‘Mesdames et Messieurs, ainsi c’en est fait, nous voici enfermés les uns avec les autres dans cette petite salle, et je ne peux pas dire que cela ne me semble pas en quelque mesure assez fantastique, certainement (M, I, 649). ’

Il recourt au procédé de la reformulation naïve, telle que l’emploierait celui qui, n’ayant jamais encore assisté à une conférence, constaterait que cela consiste à « être enfermés les uns avec les autres » dans une « petite salle ». Ce procédé permet de conférer une étrangeté nouvelle (qui va jusqu’au « fantastique ») à ce phénomène apparemment banal. Ponge applique à l’objet « conférence » le même principe de mise à distance qu’aux objets qu’il décrit en essayant de les voir comme pour la première fois. Cependant la mise à distance s’accompagne ici d’étrangeté inquiétante. Elle permet en effet d’attirer l’attention sur ce que l’on tait habituellement : la confrontation physique en jeu dans la conférence – avec les dangers qu’elle comporte :

‘nous voici enfermés les uns avec les autres (…) : vous écoutant, moi parlant, malgré une certaine envie qui me prend, je l’avoue, de céder la place, car vous m’apparaissez, pardonnez-moi, comme une compagnie assez redoutable , si bien qu’il me semble (vous savez, c’est la première fois (…) que j’affronte un public, que je me montre) il me semble que je dois vous aborder avec quelque précaution (ibid., 649, je souligne).’

Par ce préambule, Ponge définit d’emblée la prise de parole en public comme risque. Ceci n’est du reste pas seulement une stratégie : le sentiment de danger est certainement ressenti ; qui plus est, il est réel, car Ponge va s’exposer, vu le caractère profondément déconcertant de sa conférence, à un risque d’incompréhension voire de scandale… Mais cette appréhension, Ponge trouve le moyen de la retourner en stratégie : en convoquant la notion de risque, il laisse à entendre que la conférence qui va suivre est ouverte à toutes les éventualités, privée de tout schéma de référence. Un tel schéma comporterait d’emblée, en effet, un type conventionnel de relation entre conférencier et public, alors que l’enjeu pour Ponge est précisément, par cette tentative orale, de construire cette relation. Ce n’est donc que pour mieux s’en démarquer que Ponge évoque le modèle classique de la conférence :

‘J’ai assisté déjà à quelques conférences (…) et j’ai toujours été un peu surpris, très surpris même, très émerveillé de la gentillesse, de la passivité du public (…) et en même temps d’une espèce de désinvolture, de brutalité, d’assurance enfin tout à fait extraordinaire du conférencier. Je n’aimerais pas vous laisser une impression semblable (ibid., 649-650). ’

En somme, s’opposant résolument au modèle du conférencier sûr de lui face à un auditoire docile, Ponge commence, dans cette situation à haut risque qui consiste à être « enfermés ensemble », par déclarer que s’il y a agression, elle ne pourra venir que du public – implicitement invité à ne pas se confiner dans la « gentillesse ». Celle-ci en revanche est revendiquée par l’orateur, qui se donne pour un personnage naïf, dépourvu de toute « assurance » ou « brutalité », confiant au public ses étonnements et ses désarrois. L’une des raisons de ce choix est – Ponge s’en expliquera à la fin de la conférence541 – le désir de contrebalancer l’impression d’« infaillibilité un peu courte » qu’a pu entraîner la parution du Part pris des choses – seul ouvrage de référence pour le public de 1947, rappelons-le. Mais le rôle du naïf présente encore un autre avantage stratégique : ressource bien connue des romanciers, il autorise, sans en avoir l’air, une précieuse latitude d’action. Car le naïf, par ses étonnements et questionnements, est en mesure de bousculer toutes les certitudes, de tout remettre en question. Adoptant le rôle de celui qui ne sait pas, pas même (ou plutôt : surtout pas) ce qu’est une conférence, Ponge a d’emblée, à partir de cette position de non-savoir, les mains libres pour interroger.

Et de fait, il s’emploie immédiatement à vider de toutes leurs évidences les postulats qui sous-tendent la notion de conférence.

Notes
541.

« il m’a paru que ce que j’ai donné par écrit (…) pouvait apparaître comme un peu prétentieux, comme présentant une certaine assurance, parce qu’on en a un peu trop parlé, les philosophes en ont un peu trop parlé » (ibid. p. 663, je souligne).