Démolir les images données par la critique

Contre les idées et la philosophie

Revenons en arrière vers ce moment où Ponge met en question le fait de demander aux écrivains « d’avoir des idées ». Si cette exigence a fini par paraître naturelle, c’est, explique-t-il, parce que les écrivains se servent de mots, et que « les arrangements de mots, il se trouve que cela se transforme en idées beaucoup plus facilement que les bouts de bois (…). De là naissent un tas de complications » (ibid., 651). Cette « transformation fatale », Ponge en a fait récemment l’expérience, avec la lecture philosophique de son œuvre, proposée par Sartre. Et s’il a déjà exprimé, dans Le Savon de 1946, et dans « Le poète propose la Vérité au philosophe » son refus d’être un homme d’idées, ni l’un ni l’autre de ces textes n’est encore publié : c’est donc la première fois donc qu’il tente de faire entendre sa position sur cette question, essentielle pour lui. La solution de continuité qu’il perçoit entre la parole et l’« idée » le hante en effet depuis l’origine. Il l’exprimait en 1926 par la formule : « Une suite (bizarre) de références aux idées, puis aux paroles, puis aux paroles, puis aux idées » (PR, I, 176). Vingt ans plus tard, il semble préférer se détourner de cette question insoluble : « Idées, mots ; mots, idées : il y a des spécialistes de la question, et pour moi c’est un peu la bouteille à l’encre, le puits de la vérité, si vous voulez. » Il ajoute toutefois, avant de quitter ce sujet : « Il se trouve en tout cas, j’en suis persuadé, qu’on ne sort pas de cette bouteille ou de ce puits en se regardant dans la glace, comme fait la Vérité, par exemple » (M, I, 651).

Avec cette évocation de l’allégorie célèbre représentant la Vérité en femme nue sortant d’un puits et tenant un miroir, Ponge amorce deux thèmes sur lesquels il reviendra dans la suite de la conférence : d’une part il annonce l’éventualité d’une « sortie » hors de ce puits – et c’est ce qu’il réserve pour plus tard, avec sa propre définition de la vérité ; d’autre part il met en place le thème du miroir, thème central pour la question de la relation avec autrui. En quoi l’allégorie de la Vérité au miroir est-elle impropre à fournir une solution ? C’est que la relation en miroir est une relation dont l’autre est exclu, une relation faussement duelle, dans laquelle en face de soi on n’a que soi-même. Or la vérité, pour Ponge, ne peut naître que d’une confrontation à l’altérité.

Et il se trouve que précisément Ponge va définir un peu plus loin la relation qui vient de s’établir entre ses critiques et lui comme une relation en miroir – donc faussée car privée de sa dimension d’altérité.