Des raisons de parler

Voici comment Ponge explique à son public le fait d’avoir différé longtemps la rencontre directe avec lui :

‘c’est peut-être qu’il m’apparaissait plus prudent, plus facile peut-être, de retarder, enfin de différer cette rencontre jusqu’au moment où, assuré moi-même de mon existence par quelque réponse du public à ce que je lui aurais adressé par écrit, et comme par correspondance, j’arriverais devant lui avec une espèce de prestige, (…) celui d’une existence distincte enfin probable (…). Ainsi prépare-t-on souvent une entrevue par un échange de correspondances (ibid., 654). ’

Dans l’écriture, l’enjeu était donc – c’est ce qui ressort implicitement de ces propos – de parvenir au sentiment d’« existence », et ceci non par le simple fait de s’exprimer, mais par l’obtention d’une réponse du public à ce qui lui aurait été adressé. Autant dire, donc, que toute l’œuvre produite jusque-là était adressée. L’œuvre entière de Ponge peut se concevoir comme une adresse, une lettre qui attend une réponse.

Et pourquoi était-il plus facile de préparer d’abord par écrit la rencontre ? La réponse vient immédiatement après : à cause d’un sentiment de maladresse et d’incompétence dans l’expression orale ; sentiment qui faisait voir dans l’écrit une possibilité de racheter les frustrations de l’oral :

‘il faut bien vous l’avouer aussi : (…) j’ai longtemps pensé que si j’avais décidé d’écrire, c’était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d’expression au cours d’une conversation même un peu poussée. Ressentant cela avec une espèce de malaise et de honte, bien souvent c’était contre cela, contre la parole orale que je me décidais à écrire, c’est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? Pour m’en corriger, pour me corriger de cela, des ces défaillances, de ces hontes, pour m’en venger, pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même, pour me duper peut-être, pour parvenir à un équivalent du silence (si je parle d’expression plus ambiguë) (ibid., 654).’

Il me faut m’arrêter sur cette étonnante déclaration (qui éclaire rétrospectivement toute l’esthétique mise en œuvre à l’époque du Parti pris des choses – aussi l’ai-je commentée dans le chapitre consacré à cette période549). Jamais Ponge n’en a autant dit, jamais il ne s’est autant exposé.

Tout d’abord, la reprise de l’originel « parler contre » subit ici un infléchissement notable : Ponge met en évidence une opposition se jouant à l’intérieur de lui-même, presque une scission, en tout cas une censure : contre sa parole il choisissait son écriture. Ce « parler contre » dirigé contre soi-même, cette décision d’écrire contre ses propres paroles, Ponge les présente désormais comme caducs (c’est ce qu’il a « longtemps pensé », dit-il, donc ce qu’il ne pense plus). Sans doute est-il en train d’accéder à une conception de l’écrit plus pleine, moins réactive. Or cette accession passe nécessairement par une réhabilitation de l’oral : le fait d’assumer l’oral avec ses « défaillances » et ses « hontes » libère en retour l’écrit550.

L’aveu par l’orateur des bénéfices qu’il attendait initialement de l’écrit est tout aussi révélateur. En formulant l’hypothèse que cette expression « plus réservée » lui servait peut-être, à « [s]e cacher aux yeux des autres », Ponge manifeste un doute nouveau sur la pureté des motivations qui lui avaient fait choisir l’écrit contre la parole.Il est plus surprenant encore qu’il aille jusqu’à suggérer que la dissimulation s’exerçait aussi à son propre égard (« pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même, pour me duper peut-être »). Cet aveu, de la part de quelqu’un qui souhaitait « se cacher » est une manière de s’exposer dangereusement, une véritable autocritique (en public, comme il se doit) ; la hantise de la duperie, censée gouverner toute sa pratique d’écriture depuis l’origine, avait en effet été affirmée par lui haut et fort.

Enfin l’emploi du mot « silence » mérite réflexion par la remise en cause qu’il semble là aussi opérer : toute l’œuvre n’était-elle pas présentée, dès l’origine, comme une réaction de survie face au danger mortel du silence ? Et voilà que Ponge y soupçonne un désir de « parvenir à un équivalent du silence »… Quel sens donner à ce « silence » qui surgit là de manière si surprenante ? La suite des explications de Ponge peut aider à le définir :

‘Voyez-vous, plus j’y songe (…) plus je pense que parler et écrire sont vraiment deux choses contraires. On écrit pour faire plus ferme ou plus ambigu, et je dois dire que quand on est dans cette erreur d’écrire (et tout au moins pendant le cours de cette tentative orale, il est naturel, me semble-t-il, que je considère le fait d’écrire comme une erreur), (…) eh bien ! faire plus ferme ou plus ambigu, au fond cela revient souvent à la même chose. (…) Je crois que si l’on écrit, même quand on ne fait qu’un article de journal, on tend au proverbe (…). On veut que cela serve plusieurs fois et, à la limite, pour tous les publics, en toutes circonstances , que cela gagne le coup quand ce sera bien placé dans une discussion. (…). Ainsi tend-on à une espèce de qualité oraculaire (ibid., 654-655, je souligne).’

S’il y a « un équivalent du silence » dans l’écrit « oraculaire », c’est donc peut-êtredans la mesure où celui-ci cherche à esquiver l’implication dans une situation d’échange, à faire abstraction de tout enracinement dans la circonstance. Une parole qui est valable « pour tous les publics, en toutes circonstances » c’est une parole qui se situe hors circonstances, hors contexte, et par là même n’est jamais particulièrement valable – au sens de « adaptée » – pour aucun public ni aucune circonstance. C’est une parole détachée de la personne de son énonciateur et qui, en somme, appartient à tous. C’est cela, peut-être, qui explique que Ponge puisse employer – même à titre exceptionnel – cette expression si saisissante : « l’erreur d’écrire ».

Quant à la formule de la« qualité oraculaire », elle définit l’idéal qui a pendant des années sous-tendu l’écriture de Ponge. Mais, quand on y songe, n’a-t-il pas depuis longtemps renoncé à cet idéal oraculaire, lui qui depuis « Le Carnet du Bois de pins » accorde de plus en plus d’importance à l’enracinement de son écriture dans ses circonstances particulières (par la datation systématique des fragments, en particulier) ? Peut-il maintenir plus longtemps une discordance aussi criante entre les conditions d’exercice de l’écriture (enracinement dans les circonstances, et dans sa singularité) et les conditions rêvées de sa réception (indépendance totale par rapport aux circonstances) ? L’idéal oraculaire a précisément montré ses limites en se heurtant à la réalité de la réception. Cet idéal, en effet, faisait fi de la réception, considérant la question comme réglée puisque le caractère oraculaire de l’écrit lui permettait justement de s’adapter à toutes circonstances, à l’image des objets eux-mêmes, eux « qu’on peut toujours interpréter de toutes les façons, qui demeurent éternellement disponibles pour l’interprétation » (ibid., 655). Or il n’en a rien été. Ponge s’est heurté à une réception bien circonstanciée, dans un moment historique précis que caractérisait l’abondance des débats d’idées, ce qui peut expliquer les interprétations philosophiques du Parti pris.

Ponge est ainsi ramené à la question de l’efficacité pragmatique du langage. Sur cette question, il reverse ici toutes ses réflexions des années vingt. La formulation réussie est celle, disait-il alors, qui est capable de s’imposer à autrui, de remporter la victoire (« que cela gagne le coup » dit-il maintenant) par sa qualité oraculaire. Quelle distance a-t-il prise par rapport à cet enjeu ? La nécessité du coup de force est moins prégnante en 1947 qu’elle ne l’était vingt ans plus tôt. S’il s’agit toujours de s’imposer par le langage, ce sera par des voies beaucoup plus complexes, en tenant compte d’abord de l’autre – et aussi des mots, comme on l’a vu. La « Tentative orale » désolidarise le fait de s’imposer de l’idéal oraculaire. Elle déconstruit le système offensif élaboré vingt ans plus tôt. Peut-on dire qu’à dater de cette tentative le mot d’ordre du « parler contre les paroles » devient caduc ? Non, car la parole sous sa forme oraculaire (donc écrite) demeurera comme idéal (et fera largement retour dans Pour un Malherbe). Mais Ponge prend de plus en plus en compte l’humain, qui s’inscrit nécessairement dans le temps et l’espace, ainsi que dans un corps. Toutes caractéristiques qui sont celles de la parole orale, et que Ponge actualise le temps de cette « Tentative », à l’opposé de l’idéal oraculaire.

Notes
549.

Voir supra, partie II, chapitre 1 (« Un programme d’autorisation de la parole »), p. 123.

550.

Et ce qui est très remarquable, c’est que cette acceptation s’était jouée d’abord dans le cadre même de l’écrit, (c’est bien l’enjeu de la publication de La Rage et aussi l’enjeu du « bafouillage » exhibé dans Le Savon).