Jouer résolument l’oral

La « Tentative » présente de nombreuses marques d’oralité. Il n’est sans doute pas nécessaire de multiplier ici les exemples, les phrases citées jusqu’à présent suffisant à donner un aperçu du caractère massivement oral de ce discours. Je me contenterai d’en rappeler quelques marques caractéristiques, à l’aide d’exemples pris à dessein dans des passages très variés, car l’oralité ne se dément à aucun moment : les adresses extrêmement fréquentes, y compris en incises dans les phrases (« voyez-vous », « pardonnez-moi », « me direz-vous »….) ; les répétitions (« j’ai toujours été un peu surpris, très surpris même, très émerveillé », « Tant pis si cela ne fait plus des poèmes. Les poèmes, nous nous en moquons ») (ibid., 649, 666) ; la syntaxe simplifiée des phrases (« des idées comme cela, bien sûr j’en ai », « n’importe quel objet, il suffit de le décrire, il s’ouvre à son tour ») (ibid., 650, 660) ou même l’anacoluthe (« un homme qui a le vertige comme cela, tout arrive à le donner ») (ibid., 659) ; l’emploi de termes parfois familiers (« de là naissent un tas de complications » ) (ibid., 651)…

Mais la caractéristique essentielle de la première parole publique de Ponge est sa volubilité – proche de celle qui était attribuée au savon. Rappelons que volubilitas 551 signifie étymologiquement « mouvement giratoire, rotation », puis « rondeur, forme ronde »552. L’orateur de la « Tentative orale » se montre volubile au sens ordinaire et au sens étymologique du terme : non seulement il parle d’abondance, mais il sinue, digresse, revient à son point de départ, se livrant sans cesse à des effets de circularité. Il ne donne pas de conclusions : il trace des chemins, nombreux, contradictoires, contournés, vers elles. Avant tout il parle, et ne cesse de désigner sa volubilité, de renvoyer au fait qu’il est en train de parler, en particulier lorsqu’il se livre à des digressions.

Celles-ci sont si nombreuses qu’elles ne sont plus interruptions momentanées du discours mais en constituent plutôt un principe structurel. Elles donnent toujours lieu à des commentaires qui attirent l’attention. Ainsi à propos de l’apologue de l’arbre et du bûcheron : « Enfin, là n’est pas tout à fait mon sujet de ce soir, je ne veux pas insister là-dessus » (ibid., 653) ; en introduction au développement sur la mort du père : « Pour vous montrer à quel point j’ai horreur des photographies, je peux vous raconter une anecdote » (ibid., 656) ; en conclusion du développement sur les raisons psychologiques qui ont amené Ponge au parti pris des choses : « Tout cela, je ne voulais pas le dire, et je me suis laissé entraîner. Ce n’était pas dans mes notes » (ibid., 660). On le constate facilement : ces prétendues digressions correspondent à des points très importants du propos. Cette conférence, dont on sait qu’elle a été soigneusement préparée et répétée a-t-elle réellement laissé place à des incursions qui « n’étai[en]t pas dans [l]es notes » ? Quoi qu’il en soit, la « Tentative orale » exhibe ainsi, de fait, une des principales caractéristiques de l’oral : son côté improvisé, digressif, articulé de manière lâche. Ce qu’une conférence n’est nullement tenue de faire, au contraire : elle consiste très généralement en la lecture – plus ou moins oralisée afin de retenir l’attention de l’auditoire – d’un texte préalablement écrit. Mais ici – et même si tout était probablement préparé par écrit – l’on est à l’opposé de ce modèle : il s’agit de donner à entendre une parole qui se veut, dans sa volubilité, essence d’oral

L’un des effets de cette volubilité est de désemparer l’auditeur, à qui il est très difficile de repérer le « fil » du discours. En effet, ce fil, l’orateur l’a caché. Ou plutôt il fait comme s’il n’en avait pas, et se contentait d’improviser au fur et à mesure. Tout se passe comme si la teneur sous-jacente de son propos était : « Je n’ai rien à dire ; j’ai à parler ». De fait, sa volubilité cache autant qu’elle révèle : ceci se dit explicitement dans le passage où Ponge décrit ce que fait une forêt quand elle veut « parler » :

‘elle pousse des feuilles, des tiges (…) Profusion, volubilité, elle s’épaissit. ( ...) Or, quelle était son intention ? Elle voulait nous montrer son cœur, jamais elle ne nous l’a mieux caché. Jamais il ne nous a paru plus impénétrable. Allons, bon, voilà un beau résultat ! chacun de ses efforts pour s’exprimer a abouti à une feuille, à un petit écran supplémentaire, à une superposition d’écrans qui la cachent de mieux en mieux (ibid., 662). ’

Ponge reprend là le thème de « Faune et flore », celui de la « malédiction végétale » mais en insistant sur la notion d’écran, de masque, (notion caractéristique du « drame de l’expression »). Et, toujours théâtralement, il exhibe brusquement son propre échec :

‘Ainsi en usé-je moi-même depuis tout à l’heure. Qu’est-ce que c’est que ce résultat auquel je suis parvenu ? Autant d’efforts pour m’exprimer, autant de feuilles, autant d’écrans, autant de mots, et je n’ai donc fait qu’épaissir l’écran qui me séparait de mon cœur (ibid., 662)553. ’

C’est que Ponge veut montrer, encore une fois, qu’il n’est pas dupé par la parole. Aussi souligne-t-il le fait que sa volubilité conduit bien souvent à une auto-annulation de son discours. Bien qu’il parle d’abondance, ce n’est pas pour autant que le conférencier de la « Tentative orale » expose une abondance de conclusions. Bien au contraire, son discours se démarque radicalement de l’exposé. Il procède, on l’a vu, par un jeu constant de contradiction ou même d’annulation de ce qui vient d’être dit. C’est le cas, de manière spectaculaire, dans ses commentaires sur les vains efforts de la forêt pour « montrer son cœur » :

‘Mais me direz-vous, (…) si elle voulait montrer son cœur, il lui fallait plutôt se dépouiller de ses feuilles (…). Oui bien ! Il aurait donc fallu attendre l’automne. Car j’y pense… Oui, au fond, toute cette petite agitation que je viens de manifester ressemble bien davantage encore à l’automne qu’au printemps. Eh ! bien, il suffit de le décider, et par exemple cette volubilité dont je parlais tout à l’heure (volubilité, cela va bien avec les lianes, les volubilis) il suffit d’appeler cette volubilité : abattage (comme on dit d’un camelot : il a un fameux abattage), appelons volubilité abattage, nous avons l’automne (ibid., 662-663). ’

Oui, décidément, pour cette première prise de parole publique, Ponge a lui-même un « fameux abattage »… Comme le camelot dont il parle, il fait faire aux mots des tours de passe-passe, mais il ne se prive pas, lui, de souligner l’artifice : « Appelons volubilité abattage, nous avons l’automne ».

Et qu’abat-il ? Les évidences ? Pas seulement. Ce « fameux abattage » dont il fait preuve consiste aussi à scier la branche sur laquelle il est assis, à abattre ses propres prétentions. Le mot « abattage » nous renvoie à l’apologue initial de l’arbre, qu’un bûcheron un jour « entreprend d’abattre», et à la conclusion de cet apologue : « il fallait, de toute façon, même si cet arbre avait voulu devenir un bateau, une armoire, un tableau, quelque chose de bien, plutôt qu’une cognée, il fallait qu’une cognée l’abatte » (ibid., 652). Plus lointainement , ce thème renoue avec celui de la nécessaire mort à soi-même de l’arbre, tel qu’il était traité dans « Le Tronc d’arbre » en 1926 (« Montrons-nous préparés aux offices du bois ») (PR, I, 47). Ce thème du renoncement, bien que revu et corrigé, demeure d’actualité : rappelons que c’est « Le Tronc d’arbre » que Ponge a placé en conclusion des futurs Proêmes.

En associant la profusion au renoncement, c’est une équivalence absolument inattendue qu’il parvient à établir entre volubilité et abattage. Avec la volubilité il a fait des liens, des lianes, et voilà qu’il suggère de tout couper. Il a fait pousser des paroles, et il suggère que leur finalité est de s’abattre à terre :

‘Oui, ces mots que j’ai dits tout à l’heure, que je ne sais quel vent m’arrachait, ils tombaient de moi plutôt qu’ils ne se dépliaient à l’extrémité de mes tiges. Il s’agit là d’un événement d’automne (ibid., 663).’

Volubilité, énoncés qui s’annulent, digressions répétées : tout cela fait de la « Tentative orale » l’opposé d’un discours, au sens courant d’exposé traitant d’un sujet en le développant méthodiquement. Il est clair qu’ici Ponge n’a pas présenté de « sujet », ne l’a pas « traité » (il ne tire pas de conclusions) et encore moins « développé méthodiquement ». En revanche ne fait-il pas un discours au sensétymologique du terme554 ? Nécessairement dis-cursif, le discours juxtapose des éléments hétérogènes – d’où la nécessité ensuite d’introduire un « ordre du discours » pour réunir de façon cohérente ce qui a d’abord été séparé. Mais Ponge, qui connaît pourtant fort bien la rhétorique des « parties du discours » a choisi de laisser intact l’aspect dis-cursif. Si l’on compare la « Tentative orale » à l’écrit « oraculaire », défini par son « ambiguïté », on constate que cette ambiguïté y est présente également, mais qu’elle fonctionne de manière très différente : elle ne réside pas dans chaque énoncé pris séparément – ce qui caractérisait la qualité oraculaire de l’écrit ; l’effet d’ambiguïté est obtenu, au contraire, par l’accumulation des énoncés, par leur succession. Il est obtenu dans l’espace et dans le temps. On est à l’opposé de la formule à valeur oraculaire, valable en tout lieu et en tout temps.

L’objet de cette conférence, c’est la prise de parole en elle-même. Plus tard, Ponge dira de Malherbe, que son « projet existentiel » « est seulement que la parole sonne comme telle, c’est-à-dire qu’il ne s’agisse que d’une tautologie, à sa propre gloire » (EPS, 191). C’est ce projet, déjà, qui anime la « Tentative orale » : faire sonner la parole comme parole, intransitivement, hors de toute vérité dont elle serait porteuse (les prétentions à la vérité sont remises à leur place par l’image du « tas de feuilles mortes »).

Et pourtant, tout en prenant les précautions nécessaires vis-à-vis de la notion de vérité,Ponge ne manquera pas l’occasion de cette rencontre avec son public pour tenter de faire comprendre sa tentative, cette fois au sens général, et de replacer l’événement qu’est cette conférence dans un parcours d’ensemble, fournissant plus d’éléments de compréhension de ce parcours qu’il ne l’a jamais fait.

Notes
551.

De volvere, « tourner ».

552.

Voilà donc pourquoi le savon, que l’on fait tourner entre les mains, était « volubile ».

553.

On note que le motif identificatoire de l’arbre est au cœur de cette première prise de parole orale : l’arbre reste la référence de Ponge quand il veut évoquer la question de sa parole.

554.

Issu de discurrere , « courir de différents côtés » (et par extension « parcourir », « discourir »), discursus désigne l’« action de courir çà et là, de se répandre de différents côtés ». Discourir c’est une façon de parcourir un sujet en tous sens, dans un nécessaire désordre, ou dans un ordre qui peut être celui d’allées et venues successives.