Rejouer le parti pris des choses et le « drame » qui l’a précédé

Parvenu presque à la moitié de sa conférence, Ponge aborde enfin ce « parti pris des choses » pour lequel le public est venu l’écouter. C’est à une tentative de présentation, au sens propre, de ce parti pris, qu’il va se livrer. Le but est en effet non pas de l’expliquer, mais de parvenir à le montrer, en acte.

Ponge commence par dire qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Le Parti pris des choses pour comprendre ce qu’est ce parti pris. Par cette déclaration il fait table rase de toute référence à l’écrit. Montrer ce qu’est le parti pris des choses, c’est une opération qui va se faire sans – et peut-être même contre – ce Parti pris des choses qui lui a pourtant gagné une notoriété nouvelle. Cette façon de congédier d’emblée l’écrit rappelle évidemment le « froissons d’abord puis jetons au panier tout brouillon de papier » du Savon de 1946. Rien d’étonnant à cela puisque les difficultés rencontrées dans la rédaction du Savon en 1946 constituent précisément le contexte dans lequel s’est enracinée la décision de parler, dans l’espoir de parvenir à se « débarrasser » du Savon « en tentant de le faire devant le public » (S, II, 419). Si Ponge a finalement renoncé in extremis à traiter du Savon dans cette conférence, le projet du « faire devant le public » n’en reste pas moins central : le Parti pris des choses va être re-fait, rejoué devant l’auditoire, à la façon d’un événement auquel le public assiste et même prend part.

Pour cela, Ponge le théâtralise au maximum :

‘je ne peux pas dire que ce soit nécessaire [de connaître Le Parti pris des choses], parce qu’il s’agit de choses très simples, parce qu’on peut prendre le parti des choses à chaque instant, parce que je puis vous plonger dans le parti pris des choses d’un instant à l’autre, par l’ouverture d’une certaine trappe. Vous allez voir. A l’instant même !… (M, I, 657-658) ’

Transformé en prestidigitateur, l’orateur ramène brusquement son auditoire en arrière, et recommence tout :

‘Voici par exemple comment j’aurais pu commencer cette conférence : Mesdames, Messieurs, (…) c’est tout doucement, en prenant bien garde de ne pas vous heurter, que je veux tout de même attirer votre attention sur un fait généralement peu considéré ( …) : Nous ne sommes pas seuls ici. Nous sommes loin d’être entre nous. Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, d’invoquer, en même temps que je vous invoque, toutes les choses présentes dans cette salle (ibid., 658). ’

Ponge fait du parti pris des choses un acte, qu’il rejoue hic et nunc, en se référant strictement aux objets présents dans la situation, et en appelant les spectateurs à les reconsidérer : « je parle de ces murs, des lattes de ce parquet, je parle des clefs que vous avez dans vos poches ». Il évoque même l’éventualité très théâtrale d’un rituel à pratiquer en l’honneur de ces objets : « je pense qu’un tribun ou un orateur religieux (…) réussirait à vous faire lever, comme dans une liturgie, en l’honneur de ces choses qui sont ici » (ibid., 658).

Mais cette façon de présenter le parti pris des choses est également un acte au sens où elle opère immédiatement une redistribution des éléments en jeu dans la communication, voire un renversement : en effet, si à l’ère du Parti pris des choses, la partie se jouait dans un face à face entre le poète et les choses, maintenant il y a d’abord je et vous, associés en un « nous », et ce n’est qu’ensuite que l’orateur fait surgir les choses (d’où l’idée, qui sera exprimée plus loin, que l’objet est la troisième personne) : « Nous ne sommes pas seuls ici. Nous sommes loin d’être entre nous ». A l’occasion de ce nouveau recommencement de la conférence, Ponge reprend le motif initial des places respectives dans la communication en cours (« vous écoutant, moi parlant ») mais cette fois il y ajoute la présence des choses : « Que se passe-t-il ? En ce moment, ici même ? Un homme parle, d’autres écoutent ; les choses se taisent » (ibid., 659). Il fait entendre, au sens propre, le mutisme des choses, ce grand thème fondateur de son parti pris en leur faveur. Voilà ce que permet la rencontre directe avec les lecteurs : leur faire éprouver sensoriellement ce mutisme. Ce qui est beaucoup plus saisissant et plus efficace que les explications.

Tout est là, tout se joue là : dans ce triangle constitué par moi, vous et les objets. C’est de cette triade que naît le dynamisme. Si l’un des facteurs manque, plus rien ne fonctionne. C’est ce que montrera, un peu plus loin, ce passage où, modifiant la formulation triadique, Ponge dira :

‘Que se passe-t-il ? Il se passe qu’un homme parle et le reste se tait. Mais pour le reste (pour lui-même quand il y songe) un homme qui parle, qu’est-ce qu’il fait ? Il accomplit sa manie. Comment peut apparaître à cette table un homme ? Comme une espèce de grand singe (...). Il parle comme les tables se taisent, il n’y a rien de plus intéressant. Leçon de modestie (ibid., 660, je souligne). ’

Avec cette formulation modifiée, l’orateur a évacué l’auditoire : maintenant il y a seulement l’homme qui parle et « le reste » (c’est-à-dire les objets). La parole, en l’absence d’interlocuteur devient alors simple gesticulation simiesque (termes que Ponge employait dans les années vingt, en plein drame de l’expression). C’est une parole qui n’a plus de sens, qui ne fait que manifester la loi de l’espèce. Ceci, là encore, renvoie à la question, plusieurs fois présentée comme tragique dans les années vingt, de l’indifférenciation de l’individu au sein de l’espèce. En tout cas, Ponge vient d’accomplir un nouveau tour de passe-passe qui fait resurgir un drame ancien. Implicitement il en conclut que le seul moyen pour la parole de n’être pas simple expression de l’espèce, c’est de nouer avec le destinataire une relation singulière. Du reste, Ponge refermera aussitôt la parenthèse tragique en redonnant sa place à son auditoire, par une nouvelle adresse, un nouveau « Mesdames et Messieurs » inaugural, qui signalera le troisième début de sa conférence…

Continuant à « rejouer » le parti pris des choses, Ponge en vient alors à évoquer les conditions psychologiques dans lesquelles il a pris ce parti. C’est tout d’abord, dit-il, parce qu’il ne peut pas parler de ce qui est pour lui trop personnel :

‘Je sais qu’il y a des poètes qui parlent de leur femme (de grands poètes que j’aime), de leurs amours, de la patrie. Moi, ce qui me tient cette façon au cœur, je ne peux guère en parler. Voilà la définition des choses que j’aime : ce sont celles dont je ne parle pas, dont j’ai envie de parler, et dont je n’arrive pas à parler (ibid., 659). ’

Son choix s’explique aussi, selon lui, comme une réaction contre le vertige métaphysique :

‘Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement il regarde au plus près (…). On porte son regard à la marche immédiate (…) ou à un objet fixe, pour ne pas voir le reste. (…) L’homme qui vit ce moment-là, il ne fera pas de philosophie de la chute ou du désespoir. Si son trouble est authentique, ou bien il tombe dans le trou (…) ou bien plutôt, il n’en parle pas, il parle de tout mais pas de cela, il porte son regard au plus près. Le parti pris des choses, c’est aussi cela (ibid., 659-660, je souligne).’

La façon dont Ponge accepte ici de se dévoiler est remarquable. C’est la première fois qu’il évoque l’arrière-fond de désespoir sur lequel a été pris son parti pris (ce que les lecteurs découvriront avec les Proêmes). Jusque-là il l’avait présenté comme un choix décidé, fondé sur des raisons très philanthropiques telles que « faire gagner à l’esprit humain de nouvelles qualités ». Maintenant il le décrit comme une réaction de survie, un choix dicté par des impossibilités, la principale étant l’impossibilité de parler de ce dont il voudrait vraiment parler (« Voilà la définition des choses que j’aime : ce sont celles dont je ne parle pas, dont j’ai envie de parler, et dont je n’arrive pas à parler »). En somme, Ponge présente sa parole comme le substitut d’une autre, qui ne pouvait advenir, ou qu’il fallait empêcher d’advenir, puisque dit-il, lorsqu’un homme « a le vertige », « il n’en parle pas, il parle de tout mais pas de cela ». Le Parti pris correspond bien au choix d’une parole « qui garde » : il repose sur un évitement, sur une décision de ne pas parler. Décision dont la « Tentative orale » signale évidemment le dépassement, tout en expliquant comment il a pu avoir lieu. Ponge en effet met en perspective, dans sa conférence, les principaux thèmes de sa réflexion, depuis l’origine, sur l’exercice de la parole.