Convoquer sur la scène tous les enjeux, passés et présents, de la prise de parole

Dans la première partie de sa conférence, Ponge orchestre tous les grands thèmes constitutifs du drame de l’expression : l’impossible coïncidence mots-idées, le motif identificatoire de l’arbre et la malédiction de l’expression végétale, la recherche d’une efficacité pragmatique comparable à celle du proverbe ou de la maxime, le mot d’ordre « parler contre les paroles », le thème des masques et de la persona, le passage par la mort et le renoncement.Fidèle à son habitude de ne rien renier, Ponge re-traite tous ces thèmes. Il leur ôte leur coloration tragique en leur fournissant des possibilités de dépassement. J’en ai déjà donné un certain nombre d’exemples au cours de mon commentaire, je me limiterai donc à deux de ces thèmes : le conflit mots-idées, et le motif de la malédiction végétale.

Si dans les années vingt l’impossible coïncidence entre les mots et « l’idée » amenait Ponge au bord du désespoir, cette position a laissé place à la ferme détermination de se détourner des idées. Cette détermination, déjà annoncée par Ponge, connaît avec la « Tentative » son épreuve décisive, puisqu’il s’agit de montrer qu’on peut retenir l’attention de l’auditoire par le simple exercice de la parole, sans qu’il y ait exposé de conclusions. Dans ce pouvoir, un rôle important sera du reste dévolu à tout ce qui, bien que non verbal, ressortit à la parole orale : voix, intonations, rythme, regards, gestes, mimiques, silences…

Cependant, la prétention à n’exposer aucune idée relève d’une certaine coquetterie, en tout cas d’un défi impossible. En réalité, dans la « Tentative » Ponge marque une prédilection pour le procédé de l’apologue, qui permet de transmettre des idées de manière sensible, en échappant à l’abstraction : « Ce que j’en pense est difficile à exprimer en termes abstraits : je ne manie pas facilement les idées abstraites. Mais il m’est venu comme un petit apologue, que je vais vous dire » (ibid., 651) (suit l’apologue de l’arbre et du bûcheron, qui sera relayé, un peu plus tard, par l’apologue de la forêt au printemps). Par cette opposition entre apologue et idées, Ponge réactive – il faut le souligner – un usage de la parole conforme à son sens étymologique de « parabole »555.

Mais c’est surtout dans la troisième partie de la conférence que le problème de la relation entre mots et idées, et en particulier de la fâcheuse tendance des mots à se transformer en idées (problème encore présenté dans la première partie comme « la bouteille à l’encre »), connaît une possibilité de dépassement :

‘Il faudrait que l’expression et l’idée affleurent en même temps, viennent en même temps. Il faut que l’expression vienne avant les mots ou avant la pensée. Je vous l’ai dit, les mots se retransforment en pensées ou vice versa. Il faut saisir l’expression avant qu’elle se transforme en mots ou en pensées (ibid., 667). ’

Ce que Ponge présente là, c’est ce qu’il appellera plus tard la tentative de saisir la parole « à l’état naissant ». Mais comment réaliser ce programme ? En choisissant des « sujets impossibles » du type de la serviette-éponge, sur lesquels « vous avez l’esprit libre d’idées ». En ce cas en effet, affirme Ponge,

‘la moindre idée qui nous vient alors nous arrive en même temps que l’expression. Je crois que c’est comme cela qu’on peut sortir de la bouteille à l’encre. (…) Avec les sujets impossibles, (..) quand le mot vient, (…) vous avez quelque chose de nouveau (ibid., 667). ’

Cette conception doit beaucoup à l’exemple fourni par les peintres : dans « Braque le Réconciliateur », Ponge présentait déjà la création artistique comme « besoin de se débarrasser de l’idée, de la remplacer par un objet esthétique » (PAE, I, 131).

Le motif originel de l’arbre subit lui aussi un nouveau traitement. Tout d’abord, entre la première et la troisième partie de la conférence, l’arbre devient forêt. Ponge insiste lui-même, du reste, sur cette modification : « Supposez en effet que ce soit une forêt qui vous parle (…) que cela ne soit pas un arbre, que ce soit un peu plus compliqué, un peu plus confus, disons une forêt… » (ibid., 661). C’est une façon de mimer le parcours qui va de l’arbre des années vingt au bois de pins de La Rage, en délaissant le modèle quelque peu tragique de l’arbre dressé dans sa solitude au profit de celui, « un peu plus compliqué », un peu plus sociable, de l’assemblée d’arbres.

Quant à la « malédiction » qui frappe les tentatives d’expression des végétaux, les tristes constats qu’elle suscitait autrefois, dans « Le Cycle des saisons », sont maintenant revus à la lumière des réflexions consignées dans les « Pages bis ». Certes, l’orateur constate à la fin de la conférence, que ses « efforts pour [s]’exprimer » ont abouti à « autant de feuilles, autant d’écrans, autant de mots » (ibid., 662). Mais l’heure n’est plus au désespoir. Désormais, depuis son travail sur le bois de pins, Ponge en est venu à considérer qu’« il y a des succès relatifs d’expression » (PR, I, 207). D’où cette conclusion, dans laquelle l’auteur se démarque de la préoccupation de « s’exprimer » au sens lyrique :

‘Pourtant j’ai abouti à quelque chose, à uneespèce de printemps de paroles, ( …) une espèce de forêt auprintemps. Que me reste-t-il donc à faire pour ne pas être tout à fait battu ? Il faut le reconnaître, et au lieu d’appeler cela Mon cœur, l’appeler Quelques feuilles.
Voilà un peu de ce que je pense de la démarche dite poétique (M, I, 662). ’

C’est bien d’un « succès relatif d’expression » qu’il s’agit dans cette « Tentative orale ». Ponge lui applique la leçon qu’il a tirée de son travail sur La Rage. Du reste on remarque qu’il valorise à propos de ces deux textes, en des termes très proches, le fait d’assumer, devant un public, le renoncement à la réussite absolue : « que me reste-t-il donc à faire pour ne pas être tout à fait battu ? » (ibid., 662), interroge Ponge dans la « Tentative », cependant qu’il concluait, à propos de La Rage : « quand j’ai pris mon parti de l’Absurde, il me reste à publier la relation de mon échec » (PR, I, 207).

Face à un public qui ignore tout de ses derniers travaux (ni La Rage de l’expression ni Le Savon n’ont encore été publiés), Ponge saisit aussi l’occasion de porter à sa connaissance certaines de ses récentes avancées, lui présentant ainsi une image globale de son parcours. Il intègre à la dernière partie de sa conférence des allusions à ces travaux556, associant bien souvent les textes récents auxquels il se réfère à certains textes anciens, voire très anciens557 comme s’il parvenait, reversant là l’ancien et le nouveau, à opérer une synthèse qui donne son sens à l’ensemble. Il corrige ainsi le thème primitif de la hantise du bavardage par la notion de volubilité, qui est un acquis du Savon. La volubilité, mot nouveau, mot de plaisir et de réconciliation, vient rédimer la triste vanité du bavardage des arbres et leurs « monstrueuses excroissances » par une jubilation nouvelle de la parole.

L’orateur porte également à la connaissance du public ses réticences quant à la poésie et au statut de poète. « Le Bois de pins » ne paraîtra qu’en 1947 ; « l’Œillet », paru en avril 1946, a sans doute été encore peu lu. Ponge fait donc une déclaration inédite en signalant qu’il n’entend pas être poète : « C’est très simple tout cela ; je ne sais pas si c’est de la poésie, je m’en moque, c’est sans doute plus simple » (M , I, 663). Il y insistera un peu plus loin :

‘Tant pis si cela ne fait plus des poèmes. Les poèmes nous nous en moquons : en ce qui me concerne, j’ai fini par accepter que je fais des poésies ; j’ai tout fait pour qu’elles n’en aient pas l’air ; il paraît que c’est plus facile d’appeler ça des poèmes. En fait cela m’est égal (ibid., 666). ’

C’est là certainement pour Ponge un enjeu de taille, après la publication du Parti pris des choses qui l’a fait qualifier de « grand poète »558, que de se démarquer ainsi de la poésie en faisant entendre que son objectif est autre.

Il revient encore sur un ancien thème, qu’il évoquait dès 1933 dans « Introduction au Galet » : son désir de « sortir du manège de l’humain ». Ce thème se voit profondément modifié grâce à une notion issue tout droit de la « Tentative » elle-même : celle de la troisième personne. En déclarant « Voyez-vous, ce que je cherche, c’est à sortir de cet insipide manège dans lequel tourne l’homme sous prétexte de rester fidèle à l’homme, à l’humain, et où l’esprit (…) s’ennuie à mourir » (ibid., 664), Ponge réécrit, quatorze ans plus tard l’« Introduction au Galet »559. Mais désormais, pour sortir du manège, il fait intervenir cette troisième personne :

‘Jusqu’à présent, les objets n’ont servi à rien qu’à l’homme, comme intermédiaire. (…) « Un cœur de pierre », cela sert pour les rapports d’homme à homme, mais (…) si l’on arrive à sortir de la pierre d’autres qualités qu’elle a en même temps que la dureté, on sort du manège. Il me semble que cela vaut la peine. Et peut-être est-ce là cette troisième personne, qu’évoque le titre de cette conférence560, c’est comme cela que je la comprends (ibid., 665). ’

Désigné comme troisième personne, l’objet apparaît comme ce qui autorise la relation authentique, hors du « manège » entre les deux premières, je et tu . Sans doute était-ce là sa fonction depuis le début, sans que cela soit puisse encore être formulé, dans la mesure où le tu restait encore lui-même en partie inaccessible. Si la troisième personne est ce qui fait sortir du manège, celui-ci se trouve défini avant tout comme relation inauthentique d’homme à homme ; le manège, c’est l’utilisation convenue des objets « pour les rapports d’homme à homme ». L’ancien thème du manège, ainsi reconsidéré à la lumière de cette triade nouvelle formée par le je, le tu, et la « troisième personne », débouche sur l’idée que la prise en considération véritable de l’objet est peut-être le véritable moyen d’échapper au manège, en revivifiant la relation de l’homme à son semblable.

Il me faut signaler ici, pour conclure, que c’est à la fin de la « Tentative » que fait son apparition une notion appelée à un grand avenir : celle d’objoie. C’est bien elle que Ponge déjà évoque, sans encore la nommer, avec cette déclaration :

‘Revenons à l’essentiel. Voyez-vous, le moment béni, le moment heureux, et par conséquent le moment de la vérité, c’est lorsque la vérité jouit (pardonnez-moi). C’est le moment où l’objet jubile, si je puis dire, sort de lui-même ses qualités : le moment où se produit une espèce de floculation : la parole, le bonheur d’expression (ibid., 666). ’

Mise en équivalence avec le « bonheur d’expression », qualifiant l’expression réussie – donc heureuse – la parole ici connaît une valorisation spectaculaire561. « Lorsque nous en sommes au moment où les mots et les idées sont dans une espèce d’état d’indifférence, » poursuit l’orateur,

‘tout vient à la fois comme symbole, comme vérité, cela veut dire tout ce que l’on veut, c’est à ce moment-là que la vérité jouit. La vérité, ce n’est pas la conclusion d’un système, la vérité c’est cela. Il y a des gens qui cherchent la vérité, il ne faut pas la chercher, on la trouve dans son lit (…). Puis, il ne faut en user qu’après qu’elle ait joui – pardonnez tout cela … (ibid., 666-667). ’

Ici, Ponge reprend les termes du texte « Le poète propose la Vérité au philosophe (pessimiste) », qu’il avait envoyé à Paulhan le 6 août 1946, en plein travail sur Le Savon. Et en effet, comme le souligne Gérard Farasse, cette notion de jouissance par la parole, à laquelle aboutit la « Tentative » vient tout droit du travail sur Le Savon : « dans ce passage sur la vérité qui "n’est pas la conclusion d’un système" mais une rencontre jubilante entre les mots, les idées et les choses, il [Ponge] résume la leçon du Savon  » 562.

Que la parole soit rencontre jubilante, tel est peut-être l’acquis essentiel de la « Tentative ». Celle-ci n’est pas un hymne triomphal en l’honneur de la parole orale : elle souligne la nécessité d’en rabattre sur la prétention de la parole, au vu de ses réalisations, écrites comme orales. Mais cela n’entame pas la réussite de cette « tentative » : elle établit comme essentiel (et ceci au risque du scandale) non le contenu de la parole mais la prise de parole elle-même.C’est sur ce point que Ponge insistera rétrospectivement, vingt ans plus tard :

‘Quant à la Tentative orale, (…) elle m’a semblé une façon d’exemplifier cette primauté du travail, de la verbalisation en acte ; (…) Montrer comment un animal, un homme, dont une des fonctions est de parler, eh bien, montrer comment il parle, pourquoi, qui il est à ce moment-là, qui est la personne qui l’écoute ; concerner directement l’auditeur et montrer le travail (…). Du bafouillage, on en fait, mais quand on bafouille, on dit : « Je bafouille » et, en général les auditeurs sont très contents, (…) très contents d’être dans le moment présent, d’être concernés directement, et ils écoutent.
Ils écoutent. Peut-être attendent-ils qu’on dise enfin quelque chose, mais il ne s’agit pas tellement de dire, au sens « d’avoir dit », il s’agit de dire au sens intransitif du « dire », c’est-à-dire de parler dans le moment présent (…), de créer la communication directe, non par la récitation d’un produit fini, mais par l’exemple d’une opération en acte, d’une parole (et donc d’une pensée) à l’état naissant (EPS, 98-99). ’

Au moment de la « Tentative » Ponge n’a pas encore découvert la formule de « la parole à l’état naissant ». Mais c’est pourtant déjà elle qu’il met en œuvre, qu’il exhibe « en acte », avec ses « bafouillages », et c’est elle qui fonde cette décisive autorisation de parole qu’il trouve, enfin, avec la « Tentative »563. En effet en remontant jusqu’à l’origine de la parole, en rejouant, devant témoin, le moment de sa naissance, il s’approprie cette parole et en devient ainsi pleinement l’auteur.

Cette appropriation rendra possibles des libertés nouvelles dans son usage. En témoignent, peu après, La Seine et « Le Verre d’eau ».

Notes
555.

Rappelons que « parole » vient du latin parabola, lui-même emprunté au grec parabolé « comparaison », d’où « récit allégorique sous lequel se cache un enseignement ».

556.

Il fait ainsi référence p. 666 à « Berges de la Loire » et p. 663 à « L’Oeillet » (textes de 1941) ; p. 668 à « Notes premières de « L’Homme » » (texte de 1943-1944) ; p. 661 à « ... Du vent ! » (texte de 1945) ; p. 665 à « Braque le Réconciliateur » et pp. 666-667 à « Le poète propose la Vérité au philosophe (pessimiste) » (deux textes de 1946).

557.

Textes très anciens : « Le Jeune Arbre » et « Le Tronc d’arbre », (1926) , « Le Cycle des saisons » (1928) ; textes des années trente : « Introduction au Galet » (1933), « Faune et flore » (1936-1937)

558.

Voir la note manuscrite de 1946 citée au chapitre précédent : « ce que les gens disent de moi "cherche l’essence des choses…grand poète etc. "…….Ce n’est pas vrai. »

559.

Il écrivait dans « Introduction au Galet » : « Il est tout de même (…) à plusieurs points de vue insupportable de penser dans quel infime manège depuis des siècles tournent les paroles, l’esprit, enfin la réalité de l’homme. » (PR, I, 201-202).

560.

Voir note au bas de la page 665 de la « Tentative orale » : « La troisième Personne du singulier : titre sous lequel fut annoncée à Bruxelles cette conférence ».

561.

En la comparant à une « floculation » Ponge en fait aussi un phénomène physique, presque palpable : la floculation c’est la naissance d’un précipité solide au sein d’une phase liquide. Autrement dit, la parole réussie, c’est ce qui se produit quand enfin ça prend.

562.

Notes sur « La Tentative orale », OC I p. 1127, note 26.

563.

Ce que souligne Vincent Kaufmann : « Il s’agit, non pas de confirmer l’existence d’une autorité par une pratique rituelle, mais de mettre en scène, formellement et démonstrativement, un processus d’autorisation de la parole » (L’œuvre et ses adresses, op. cit. p. 119).