A. Des solides aux liquides

Raisons subjectives du choix d’un objet liquide

Le problème que pose le choix d’un fleuve comme objet à décrire, problème signalé dès les premières lignes du texte, n’occupe pas moins d’un quart du livre. Les explications données sur ce choix vont donner lieu, comme dans la « Tentative orale », à une vaste évocation rétrospective, remontant jusqu’au parti pris initial et soulignant une évolution récente.

Dans La Seine, comme il l’avait fait dans « La Tentative », l’auteur souligne en effet son choix initial des objets solides, comme remparts contre ce qu’il appelle ici « trouble » et là « vertige » : « Si mon esprit s’est appliqué d’abord aux objets solides, sans doute n’est-ce pas par hasard. Je cherchais un étai, une bouée, une balustrade » (SEI, I, 246). Ces objets ont été un recours contre le « trouble » causé par « l’homme » et « aussi bien la pensée » (ibid., 247). Comme si le monde était constitué de deux groupes bien distincts : « d’un côté » « l’homme, les sentiments » et « tout ce qui est idée ou pensée, – et « de l’autre » « les objets extérieurs », ainsi que « les sensations et les associations d’idées non logiques qu’ils provoquent, et d’ailleurs ainsi toutes les œuvres de l’art et les écrits » (ibid., 247). Le second groupe, selon le vieux principe du « parler contre », avait pour fonction essentielle de s’opposer au premier, de sorte que « n’importe quel livre » apparaissait

‘comme une stèle, un monument, un roc, dans la mesure où il s’oppose aux pensées et à l’esprit, où il est conçu pour s’y opposer, pour y résister (…) ou encore dans la mesure où il est conçu comme leur état de rigueur, leur état solide (ibid., 247).’

Puis, toujours comme dans « La Tentative », Ponge insiste sur sa récente évolution et sur les données nouvelles qui l’ont rendue possible : dans sa conférence, il confiait avoir différé la rencontre directe avec le public, « jusqu’au moment où » il pourrait se présenter devant lui avec le « prestige minimum » d’une existence distincte enfin probable… » (M, I, 654, je souligne). Dans La Seine il explique que sa décision « d’en venir » aux objets liquides n’a pu devenir effective qu’

à partir du moment où d’avoir pu [lui-]-même [s]e prouver au monde (…) par la procréation d’un enfant par exemple, ou seulement (ou plus encore) par celle d’un livre (…), – [il a] cru acquérir quelque assurance et quelque droit à la témérité (SEI, 246-247, je souligne). ’

Le parallèle entre les deux textes se renforce de l’insistance sur le passage d’une conception, longtemps prégnante, à une autre, qui rend suspecte la première : dans « La Tentative », Ponge disait avoir « longtemps pensé » qu’il choisissait d’écrire contre la parole orale, et en venait à qualifier d’« erreur » le fait d’écrire (M, I, 654, je souligne) ; dans La Seine il rejette de la même façon dans le passé sa conception primitive de la scission du monde en deux groupes faits pour s’opposer : « Tel, en tout cas, a été pendant de longues années mon sentiment, telle la vue irraisonnée et quasi instinctive d’où a résulté mon comportement (…) et mon art poétique » (SEI, I, 247). Un peu plus loin, Ponge en vient même à se dire tenté « de considérer comme une perversion d’avoir pu naguère souhaiter organiser [s]es textes comme des solides à trois dimensions » (ibid. 248). La remise en question du choix initial des solides contre les liquides fait donc nettement écho à celle de cet autre choix initial, mentionné dans « La Tentative », de l’écrit contre l’oral. Ceci confirme le rôle charnière de cette année 1947, dans laquelle Ponge dépasse deux très anciennes et puissantes inhibitions pesant sur sa parole. Il en affiche, dans les deux cas, le bénéfice immédiat : la parole orale est désormais présentée par lui comme une « bénédiction » (M, I, 653) ; quant aux objets liquides, il se dit

‘maintenant porté à [s]e féliciter de ce qu’ils existent, car ils [lui] semblent présenter avec la parole et les écrits tant de caractères communs qu’ils vont sans doute [lui] permettre de rendre compte de [s]a parole même et de [s]es écrits (SEI, I, 247-248). ’

Mais pour expliquer les raisons de son nouveau choix, Ponge va changer de registre : quittant le ton de la confidence personnelle il adopte celui de la science.