De l’autobiographie à la science : justification scientifique

Pour justifier son évolution récente, Ponge se livre à une démonstration qui mobilise les données scientifiques recueillies dans ses nombreuses lectures préparatoires. Je me contenterai de résumer brièvement cette démonstration qui s’étend sur presque quatre pages (nouvelle façon de déconcerter le lecteur…566) : la donnée de base c’est la « révélation » scientifique selon laquelle « l’état liquide de la matière serait plus proche du solide que, comme on l’avait cru d’abord, du gazeux » (ibid., 248). Le passage de la matière de l’un à l’autre de ces trois états est fonction des variations de température. Ponge les métaphorise tous les trois pour en faire des étapes de la relation pensée-expression : la pensée, lorsque elle est à l’état gazeux, est « à la fois trop agitée, trop distendue, trop ambitieuse et trop isotrope pour être du tout exprimable ». A mesure que la température baisse, elle « se rapproche de l’exprimabilité » en se rapprochant de l’état de « gaz liquéfiable ». Et « il suffit (…) que la température s’abaisse encore, pour que la parole à ce moment puisse apparaître, d’abord en suspension » puis sous forme liquide, « comme lorsque le liquide tombe au fond du vase » (ibid., 251). Or l’état liquide étant, comme il a été signalé, « très proche du solide », la conclusion est que « l’écrit présente des caractères qui le rendent très proche de la chose signifiée, c’est-à-dire des objets du monde extérieur, tout comme le liquide est très proche du solide » (ibid., 251). Conclusion qui s’impose a fortiori si l’écrit en question traite d’objets extérieurs eux-mêmes liquides : en ce cas l’adéquation « est non seulement non utopique, mais pour ainsi dire fatale, et comme sûre d’avance d’être réalisée » 567 (ibid., 251).

Cette théorie amène Pongeà affirmer une « très certaine non-discontinuité entre la pensée et son expression verbale, comme entre l’état gazeux et l’état liquide de la matière » (ibid., 251). Ceci est un élément important pour la résolution définitive du vieux problème de la relation idées-mots. D’autant plus que Ponge parvient finalement à une hypothèse d’ensemble, une vision explicative du monde, dans laquelle l’expression prend force de nécessité naturelle, capable de court-circuiter la pensée :

‘L’ensemble du monde extérieur (les objets, la nature) ne pourrait-il être comparé aux solides ? L’apparition, au milieu de ce monde, de l’homme, du sujet créant des conditions d’élévation de température telles que la nature fonde, devienne malléable, – si bien que nous aurions alors, avant même toute pensée, l’expression, le poème ?… Je vous le laisse à penser… (ibid., 252). ’

Avec cette hypothèse Ponge fournit un fondement physique au vœu qu’il formulait dans la « Tentative » : « il faut que l’expression vienne avant les mots ou avant la pensée » (M, I, 667). Il fait de l’homme un opérateur de transmutation, qui transforme le monde en langage, le fait passer à un autre état, et non pas simplement qui le transporte dans le langage, en un effort de traduction. Façon d’affirmer, encore une fois, que l’homme recrée le monde : il l’amène au niveau où il se transforme de lui-même en expression, où l’expression devient son mode d’existence, sans passage préalable par l’étape de la pensée.

Cette théorie opère en outre une déconstruction, voire un renversement, par rapport à l’ancienne conception de la parole – liée aux valeurs du froid et même de la glace – telle que Ponge l’avait élaborée en 1929 dans « De la modification des choses par la parole » : dans cette conception, l’opérateur de la parole était le froid, seul capable de conférer à l’« onde » ou « ensemble informe » de la pensée (PR, I, 174) une tenue et une forme, en la transformant en glace. Il s’agissait en somme de geler la pensée. Maintenant il s’agit d’élever la température, pour que le gaz de la pensée devienne exprimable en se liquéfiant. La parole se réapproprie le mouvement – et la chaleur – de la vie.

Et cependant, malgré toutes ces explications tendant à réhabiliter le modèle liquide, Ponge ne renie en rien ses anciennes aversions envers l’eau. S’il tente de les dépasser, c’est à condition de commencer par les intégrer, selon son principe de fidélité à lui-même. Il va donc les réaffirmer, faisant retour, après l’approche scientifique, à une appréhension purement subjective de l’eau.

Notes
566.

Bernard Beugnot parle d’une « entreprise de poésie scientifique qui campe Ponge en nouveau Lucrèce et qui brouille les frontières génériques » (notice sur La Seine, OC I p. 995).

567.

« A la seule condition », ajoute l’auteur, « que tout soit fait pour que l’écrit soit tel qu’un écrit par définition doit être… c’est-à-dire pourvu de toutes les qualités analogues à celles des liquides ». (Sur cette mise en œuvre des qualités du liquide, je reviendrai plus loin).