Retour sur les vieilles aversions

Ponge commence, se démarquant des poètes, par affirmer son refus d’idéaliser les fleuves. Prenant à rebours le lyrisme amoureux traditionnel sur le fleuve féminisé, Ponge préfère, lui, qualifier la Seine de « perfide et froide horizontale qui se moque depuis des siècles des générations qui se pressent dans sa ruelle ou qui enjambent son lit pour lui roucouler de stupides romances » (SEI, I, 275). Plus que d’un refus, il s’agit d’une impossibilité à pratiquer le lyrisme traditionnel à propos des rivières :

‘Et sans doute, la Seine, est-ce le moment de l’avouer, (…) ne m’inspire naturellement aucun des sentiments tendres ou idylliques que je vois si communément montrés dans les écrits auxquels elle a jusqu’à présent donné lieu. ( …) Non, la Seine, je le regrette, ne m’inspire pas. Pas autre chose qu’une aversion (ibid., 275, 277). ’

Faisant retour à cette aversion que, de longue date, il éprouve à l’égard de l’eau, Ponge décline les raisons qui lui inspirent une antipathie particulière pour l’eau coulant sous forme de fleuve.

Tout d’abord l’écoulement continu et irrépressible du fleuve en fait à ses yeux l’emblème même de tout ce qui est non informable, non contrôlable :

‘Ah ! Penché sur ces eaux depuis un pont, il me faut en parler plutôt comme d’un flux d’idées non plastiques, quasi songeuses, qui me vient d’amont, que je ne peux retenir, qui continue sa route vers l’aval, et finit par se perdre dans le remous, dans le chaotique repos de l’Océan, avant (…) d’avoir du tout pu prendre forme (ibid., 277). ’

La Seine n’est finalement qu’un des innombrables couloirs que l’eau emprunte pour son perpétuel écoulement : « Une partie de l’eau ruisselant à la surface du monde emprunte ce couloir, cette rigole, – et voilà tout » (ibid., 276). Cet écoulement évoque l’infiltration obstinée et quasi-obscène de la nature au sein de la civilisation :

‘Oui, le fleuve est ce cours d’eau sauvage qui passe à travers tout, à travers les monuments des civilisations les plus raffinées (…), c’est le courant du non-plastique, de la non-pensée qui traverse constamment l’esprit, – écoulant ses détritus, ses débris, ses ressources, les jetant à la mer. Aveugle et sourd. Froid, insensible.
Fente, sillon, pli creux, rigole, aine, vallée (ibid., 278). ’

Le très ancien thème de l’écoulement irrépressible et informe débouche sur une sexuation très marquée de la rivière. Ponge réactualise ici les connotations féminines, ou plutôt le rejet du féminin, qu’il a, de longue date, associés à l’eau.

C’est ensuite comme lieu de l’humiliation que le fleuve suscite l’aversion de l’auteur. Ce grief était déjà exprimé dans « De l’eau » : l’eau « ne tend qu’à s’humilier (…).Toujours plus bas : telle semble être sa devise » (PPC, I, 31). L’ « humiliation » retrouve ici son sens étymologique (humilis, « près du sol ») :

‘Oui, n’est-il pas évident, pour qui réfléchit une minute, que la vallée, le pli creux, la rigole568 (scientifiquement l’on dit thalweg) est par définition la ligne de la plus grande bassesse, de la plus grande humiliation de toute cette région, elle-même désignée par le mot de bassin (SEI, I, 279). ’

Dans le lit du fleuve « convergent toutes les humiliations », « l’humidité et les humiliations de toute une région » (ibid., 280). Là encore la connotation féminine, soulignée par le mot « bassin » est manifeste. L’eau est associée à une passivité dévalorisante, honteuse car contraire à tous les idéaux virils de tenue et de maîtrise.

Le fleuve est, enfin, le lieu qui charrie toutes les souillures :

‘Oui, c’est le flux incessant des idées sauvages, (…) mais c’est aussi le flux de tout ce qui a été vécu, (…) de ce qui n’a pu être assimilé, et qui doit être rejeté, évacué. Oui, c’est bien ainsi que la nature fauve entre dans Paris, le traverse et en sort, – mais fauve, je sais bien maintenant comme quoi : je sais bien aussi que fauve est l’urine. (…) Songez-y : chaque fois que vous pissez ou crachez… Chaque fois que vous tordez une chaussette au-dessus de votre évier (…), vous ajoutez à la Seine un peu de ce qu’elle fait joliment miroiter entre les coteaux boisés de Saint-Germain ou de Chatou (ibid., 280). ’

Ponge n’avait jamais poussé aussi loin l’expression de son dégoût devant l’écoulement liquide. Ce point nous intéresse tout particulièrement dans la mesure où depuis toujours, le liquide représente pour lui la parole abhorrée, la parole sale. La rédaction de La Seine confronte Ponge à tous ses dégoûts anciens à l’égard de la parole. Mais c’est au moment où il règle ainsi son compte au traitement poétique de l’eau qu’il introduit aussi la possibilité d’un renversement de perspective. Car, il faut bien le reconnaître, la Seine, si sale qu’elle soit, est aussi un objet miroitant :« La plus ignoble incontinence donne ainsi lieu par moments à un joli miroir naturel » (ibid., 280).

Notes
568.

Ponge réactive probablement le sens étymologique du mot « rigole », emprunt du moyen néeerlandais, « richel » désignant le fossé d’écoulement dans l’étable.