Dépassement des vieilles aversions dans un imaginaire nouveau

Ponge souligne le paradoxe suivant :

‘la Seine, en aval de notre agglomération, de ses latrines et de ses fumiers, ne paraît pas moins pure que dans son cours d’amont : elle présente sous les ombrages de l’Eure (…) de forts jolis miroirs naturels. Et sans doute cela est-il un signe qu’en effet elle n’est pas moins pure, qu’elle ne l’est guère plus ni guère moins (ibid., 282). ’

D’où la nécessité de reconnaître que

‘le lieu même de l’humiliation et de la bassesse, le lieu de l’écoulement des turpitudes et des hontes est aussi un lieu de miroitement, de pureté et de transparence, et qu’enfin c’est seulement en ces lieux, les plus bas, et en ces eaux, résiduelles, oui, là et là seulement que ce qui est au plus haut, qu’enfin les cieux trouvent (ou consentent) à se refléter (ibid., 283). ’

Le « oui », qui vient souligner le paradoxe, est l’une des caractéristiques stylistiques récurrentes de La Seine. Il est significatif du mouvement d’acceptation qui porte ce texte : acceptation des contradictions, reconnaissance des ambiguïtés.

Plus encore, cette ambiguïté que Ponge reconnaît dans le fleuve (oui, la Seine est à la fois égoût et miroir du ciel), il va aussi la reconnaître en lui-même, et même la transcender vers une possibilité de réconciliation ou du moins d’articulation. En effet l’alliance, au sein du fleuve, du haut et du bas trouve ensuite à se métaphoriser dans l’image d’« une paire de ciseaux ouverts, fendant un coupon de soie tendue » :

‘la lame inférieure avance invisiblement sous l’étoffe, affleurant brillante à mesure que le tissu, tissu ici d’asphalte et de pierre de taille, d’immeubles de pierre, est fendu. Et la lame supérieure, qui avance en même temps, (…) n’est que la bande de ciel qui correspond au fleuve, lui-même lame inférieure de nos ciseaux ouverts (ibid., 283). ’

Or, avec cette image Ponge parvient à une nouvelle appréhension subjective qui va au-delà de son instinctive aversion. La conclusion de cette métaphore signale – avec enthousiasme – une découverte personnelle importante :

‘Oui, cela m’est bien évident maintenant, la Seine coule moins entre ses deux rives qu’entre deux parties de moi-même, qui se ressemblent mais qu’elle sépare, et que ses eaux rajointent et reflètent. Il est évident qu’elle a trouvé une pente importante ; qu’elle suit, creuse et comble une vallée importante, un défaut important de mon corps. Oh ! que voilà donc une fort heureuse chance, une fort heureuse réussite ! (ibid., 285). ’

On est là devant un tournant majeur : le cours du fleuve devient opérateur d’unification, lieu et voie d’une réconciliation entre deux aspects de la personnalité. Et pourtant ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’effet unificateur naisse de l’image d’un objet – les ciseaux, dont la fonction est de découper…

Cette image a cependant une telle force réconciliatrice qu’elle aboutit à ce qu’on s’attendrait le moins à trouver sous la plume de Ponge, un « hymne au liquide » : « par un tel sentiment mon esprit se trouve assez comblé pour qu’enfin il déborde et que j’entonne mon hymne au liquide » (ibid., 285). Commence alors, d’autant plus beau qu’il est inattendu, un hommage lyrique au liquide :

‘Oh ! Comme il est bon que le liquide existe, et creuse et comble ainsi et satisfasse, panse, abreuve certaines fentes naturelles de la terre et de mon corps ! Comme il est bon que la nature entière ne soit pas seulement solide et gazeuse (ibid., 285). ’

Hymne au liquide qui bientôt se transforme en hymne de reconnaissance à l’égard de l’eau et de ses bienfaits :

‘Et plus particulièrement que le liquide naturel le plus répandu soit cette eau, cette eau qui lave et qui désaltère personnes et choses ; qui les dépouille de ce qui ne tient pas essentiellement à elles, les rafraîchit, les rajeunit, entraîne loin d’elles leurs résidus, leurs déchets, leurs parties mortes ou trop vieilles (ibid., 286). ’

Cet hymne participe d’une poésie lyrique d’approbation du monde. L’exclamation « comme il est bon que… ! » scande en anaphore l’hommage à la présence de l’eau sur la terre : ce moment est, en référence à La Genèse, celui où le poète, enfin reconnaissant envers l’eau, « vit que cela était bon »…

Cependant, ce n’est pas seulement thématiquement que le texte opère la réhabilitation du liquide, mais aussi et surtout poétiquement, en mettant en œuvre une poétique conforme aux qualités qu’il propose.