B. Intégration et mise en œuvre dans la parole du modèle liquide 

L’homologie texte-Seine et ses paradoxes

L’incipit du texte présente deux aspects indispensables à sa lecture active : d’une part il métaphorise le texte à venir comme fleuve, posant une homologie entre le livre et le fleuve dont ce livre se propose de traiter ; d’autre part il attire l’attention sur le défi que représente cette homologie, en raison du problème qu’elle suscite.

La première phrase du texte fait d’emblée de celui-ci la métaphore d’un fleuve considéré à son point de départ, c’est-à-dire à sa source. Et elle signale aussi une immédiate perplexité : « Connaissons bien de quelle difficulté à se promettre notre onde en premier lieu sourcille » (ibid., 243, je souligne). L’homologie est réaffirmée par la deuxième phrase, qui du reste mentionne aussitôt la présence d’une difficulté :

‘A l’instant même où (…) le premier flot de notre Seine par ces mots déjà abondant et nourri prend son cours, comme un frisson à rebours la conscience l’effleure de l’insolite présomption de notre part qu’aura été (…) d’avoir parmi les fleuves, choisi la Seine (ibid., 243). ’

La difficulté en question, enfin, est explicitée dans la phrase qui suit :

‘Emporté, en effet, par l’enthousiasme naturel aux poètes lorsqu’ils sont pleins d’un nouvel amour (…) il se peut bien que nous donnions cours à une onde trop turbulente pour qu’elle rende justement compte de cette rivière-là (ibid., 243, je souligne).’

Le problème souligné par cet incipit est donc la difficulté pour l’auteur à maîtriser le cours de son propos, sans céder à une volubilité, à un flot (de paroles) mimétique de son objet, un fleuve étant en effet, par nature, « impatient de se rendre incontinent à la mer », où il court pour se jeter. Le cours d’un fleuve569 est d’abord une course ;la notion de rapidité est intrinsèque à celle de fleuve. Comme dans Le Savon de 1946 (« Là ! Là ! Nous allons ralentir, car voilà qui est partir beaucoup trop vite… ») il faudra donc veiller à ralentir. (D’un texte à l’autre, l’enjeu est toujours, on le voit, de trouver l’allure juste c’est-à-dire celle qui conviendra au lecteur.) En effet l’impétuosité habituelle de l’objet fleuve entre en opposition avec le caractère particulier de la Seine,fleuve réputé lent et calme570. Il ne faudra donc pas s’étonner s’il y a difficulté à trouver aussitôt « notre profil d’équilibre, notre lenteur, notre miroitement »571. Derrière ce problème présenté comme souci géographico-scientifique se profile celui de la tension entre deux pôles ou deux tentations de l’écriture : d’un côté donner libre cours à la parole, ou suivre sa pente ; de l’autre la maîtriser, ou conquérir son équilibre. Le propos introducteur définit par avance le texte à venir comme tension entre ces deux pôles, et Ponge le clôt sur la formule qui devra lui servir de memorandum : la nécessité de « surveiller sans relâche la contention de notre flux » (ibid., 243, je souligne). Formule qui ressemble fort à un oxymore : comment peut-on « tendre » ce qui coule, opposer une tension forte et prolongée à ce qui par nature s’écoule ?572 Cependant cette « contention », la rhétorique latine se proposait déjà de l’appliquer au flux de la parole afin de l’empêcher de se relâcher. Ponge renoue ici avec le vieux procédé de la contentio, qui désigne, en matière de rhétorique « l’éloquence soutenue, le style oratoire », en opposition à sermo, « conversation, style familier ». Il ne s’agit donc pas de contenir573 le flux mais de lui appliquer une contention d’esprit, c’est-à-dire une tension de toutes les facultés intellectuelles en direction du but à atteindre.

En bref, il faudra faire tendre ce cours vers le discours, au sens d’exposé construit et maîtrisé574, tout en lui gardant son caractère fluent… Ce qui semble relever de la quadrature du cercle.

Notes
569.

De cursus, « action de courir ».

570.

« La Seine, ai-je laissé entendre, est un fleuve tranquille et constant » (ibid., 253).

571.

Ibid. p. 243. Noter que « profil d’équilibre » est une expression de géographe désignant le niveau hypothétique où un cours d’eau cesserait de creuser son talweg.

572.

Car « contention » issu de contendere, signifie l’action de « tendre de toutes ses forces ». Quant à « flux », qu’annonçait déjà un peu plus haut la formule « liquide fluent » il ne fait que redoubler « fleuve » dans l’insistance sur l’action de couler, fluxus et fluvius se rattachant l’un et l’autre à fluere, « couler, s’écouler », verbe qui par extension signifiait aussi, en latin, l’action (antinomique à celle de tendre) de « se fondre, se relâcher »

573.

Tenere n’est pas tendere.

574.

J’utilise ici le mot « discours » dans son acception courante, et non pas selon l’approche étymologique à laquelle je me référais dans mon analyse de la « Tentative orale ».