Du cours au discours

Ce texte censé être à la fois cours et discours met déjà en œuvre ces deux aspects dans son incipit : du cours il présente le « flot abondant et nourri », ce qu’il souligne lui-même et que réalise l’ampleur des phrases – la deuxième phrase du texte se développant en particulier sur neuf lignes575 ; mais du discours il présente la solennité oratoire, la période syntaxique, les connecteurs logiques insistants (« en premier lieu », « en effet », « au surplus »…).

Du côté de la méfiance envers l’impétuosité du « cours », un point apparaît établi dès l’incipit : le refus de céder à l’enthousiasme poétique que suscite si facilement le thème de l’eau courante. Refus que Ponge choisit de formuler par antiphrase, sous couvert d’une affectation d’adhésion à une rhétorique poétique conventionnelle : « emporté, en effet, par l’enthousiasme naturel aux poètes lorsqu’ils sont pleins d’un nouvel amour, il se peut bien que nous donnions cours à une onde trop turbulente » (ibid., 243)576. Si l’inspiration est ainsi d’emblée ironiquement congédiée, ce qui lui servira de contrepoids, c’est le parti pris scientifique. Comme dans le « Bois de pins » le modèle du savant est convoqué en lieu et place de celui du poète. Le texte accordera une très large place à des développements empruntés au discours scientifique, en particulier aux nombreux ouvrages de géographes que Ponge a consultés pour préparer sa Seine.Voilà une autre manière, pour le texte de mimer le « cours d’un fleuve : faire un cours »… (je développerai ce point plus loin.)

Bien que la référence au « discours » soit implicitement très présente dans l’incipit, le mot n’y est cependant pas encore prononcé. Il le sera quelques paragraphes plus loin, surgissant cette fois explicitement de sa proximité avec « cours » :

‘Si je veux donner d’abord de la Seine une définition provisoire (…) je dirai que l’on nomme ainsi de nos jours ce cours perpétuel d’eau froide qui traverse lentement Paris. Ainsi ne devras-tu m’en vouloir, cher lecteur, si c’est dans le continuel, dans le lent, le fade et le froid que je te plonge. Ni non plus si, adoptant un genre proche du discours, j’en fais assez loin remonter la source (ibid., 245, je souligne). ’

Dans cette annonce quelque peu provocatrice d’un développement long et parfois fastidieux, le mot « discours » se voit attribuer une connotation négative (de fait, le texte s’affichera par moments comme lourdement pédagogique, j’y reviendrai). L’association du texte à un discours, dimension essentielle de La Seine , fera encore l’objet de plusieurs rappels. Ainsi Ponge, pour expliquer le fait d’avoir choisi, parmi les objets liquides, plutôt un fleuve qu’un océan ou un lac, donne-t-il ce commentaire : « Eh bien, c’est principalement à cause de la notion ou idée de discours » (ibid., 253). Et pourquoi, parmi les fleuves, la Seine convenait-elle particulièrement ? Parce qu’étant un fleuve « qui ne présente du point de vue géographique aucune monstrueuse anecdote, (…) aucun accident grandiose ni pittoresque », il n’est rien en elle qui nous ravisse à l’essentiel à savoir

‘à la contemplation et à l’expression, à la connaissance et à la jouissance des qualités communes et essentielles des fleuves, et en définitive du discours fluent, du simple, du plus simple discours liquide fluent (ibid., 254). ’

« Discours », ce texte le sera aussi par la constante adresse au lecteur. Interpellé dès la troisième page, (« Toi, cher abonné de la Guilde »), mis en garde contre ce qui pourrait le rebuter dans le texte (« Aussi ne devras-tu pas m’en vouloir, cher lecteur, si c’est dans le continuel, dans le lent, le fade et le froid que je te plonge ») (ibid., 245), pris à partie sur le ton de la plus parfaite courtoisie (« je ne fais plus depuis quelque temps, tu le sais cher ami, profession que de penser et d’écrire ») (ibid., 246), le lecteur fait l’objet d’une sollicitude trop appuyée pour ne pas apparaître comme un jeu. La Seine renoue, en effet, avec la pratique du jeu avec le lecteur, de la connivence, des effets théâtraux . C’est, comme Le Savon ou « Le Mimosa », un texte de plaisir qui, s’attache à construire la figure d’un lecteur et d’une relation avec lui. L’un des aspects prégnants de cette relation sera le jeu pédagogique.

« Discours », le texte le sera enfin par force, dans la mesure où l’auteur reconnaîtra son impossibilité à réaliser par de purs effets typographiques, donc en restant sur le strict plan de l’écrit, l’homologie du texte et du fleuve. Un passage célèbre de La Seine développe en effet, jusque dans ses conséquences les plus délirantes, l’éventualité d’établir typographiquement, au moyen d’une disposition extrêmement sophistiquée, l’homologie entre texte et fleuve. L’hypothèse aboutit à une série de questions insolubles577, qui notons-le, se développent en l’absence de toute adresse au lecteur. Elles aboutissent à la décision de renoncer, et donc de quitter la stricte sphère de l’écrit pour revenir vers le discours :

‘Allons ! malgré le charme et l’intérêt que présenterait un monument typographique répondant seulement à une petite partie de ces exigences (...), je vois bien qu’il faut que j’y renonce, heureux si, d’en avoir énoncé seulement quelques-unes, certaines caractéristiques de mon objet se sont trouvées évoquées, qui, sans doute, n’auraient pu l’être autrement ! (ibid., 266)’

Notes
575.

En littérature, la principale connotation du mot fleuve est celle de la prolixité (« roman-fleuve »).

576.

Plus loin, exploitant encore une fois les métaphores poétiques les plus conventionnelles, Ponge formulera l’espoir de parvenir à « ralentir peut-être et aplanir à mesure ces flots de l’inspiration » (ibid., p. 244, je souligne).

577.

« Mon texte devrait-il comporter finalement quatre cent soixante et onze pages, en supposant qu’il descende un mètre par page, sous prétexte que la Seine naît à quatre cent soixante et onze mètres d’altitude ? » (ibid. p. 265).