Une parole qui « pétrit »

Le texte ne se contente pas d’établir un rapport d’homologie avec le fleuve dans son aspect formel (cours et flux). Il prend en compte aussi l’élément constitutif du fleuve, c’est-à-dire l’eau, pour caractériser grâce à lui le fond du propos. Dès la quatrième page apparaît une notion saturée de sens, celle de confusion : « J’examinerai d’abord comment mon esprit s’est trouvé amené à s’appliquer à un tel sujet, ou pour mieux dire (…) à s’y confondre » (ibid., 246, je souligne). Cette formule est une pierre d’attente pour un développement qui surgira plus loin, et qui associera « confondre » à « pétrir » : « Allons, pétrissons à nouveau ensemble ces notions de fleuve et de livre ! (…) Confondons, confondons sans vergogne la Seine et le livre qu’elle doit devenir ! » (ibid., 263). « Fondre » signifie étymologiquement « faire couler »578, c’est-à-dire, « amener un solide à l’état liquide ». Si l’auteur « s’est trouvé amené à se confondre » à ce sujet, il nous faut donc comprendre qu’il porte son écriture à un état où elle se rapproche de l’objet qu’elle décrit. (Entre-temps s’est interposé l’exposé scientifique sur les différents états de la matière, qui se trouve donc ici mis en application.) Il est remarquable que l’action de « fondre » ait été déjà associée à l’écriture dès « La Promenade dans nos serres », où s’exprimait ce vœu : « Que toutes les abstractions soient intérieurement minées et comme fondues par cette secrète chaleur du vice, causée par le temps, par la mort, et par les défauts du génie » (PR, I, 177, je souligne). Indice qu’il s’agit là d’une aspiration majeure, mais que l’idéal de tenue de la parole aura mise en sourdine pendant vingt-cinq ans.

La notion de « pétrissage » proprement dit apparaît plus loin, à propos du désir exprimé par Ponge de prendre en compte toutes les notions déjà exprimées à propos des objets, pour parvenir à de nouvelles définitions :

‘Mais comment y parviens-je, si j’y parviens ? En repétrissant avec les connaissances anciennes les acceptions morales et symboliques, et toutes les associations d’idées, (…) auxquelles cette notion peut ou a pu donner lieu (…). (ibid., 262). ’

Il s’agit, dit l’auteur,

‘d’un incessant appel au concret, à la fois par le pétrissage, la perte dans la masse des acceptions logiques, et par la considération attentive de l’objet (…). Et puisqu’il s’agit de la Seine, et d’un livre à en faire, d’un livre qu’elle doit devenir, allons ! Allons, pétrissons, à nouveau, ensemble, ces notions de fleuve et de livre. Voyons comment les faire pénétrer l’une en l’autre ! (ibid., 263).’

Pétrir suppose une pâte souple. Il faut faire entrer l’eau dans la parole, non pas pour liquéfier celle-ci, mais pour lui donner la souplesse nécessaire, celle d’une pâte, pour la confondre. On est loin de l’idéal de la pierre… Et puis le pétrissage, c’est par excellence le geste du créateur, le geste qui façonne, qui modèle – et qui en particulier crée l’homme, avec de l’argile. L’appel au pétrissage manifeste une ambition créatrice, ou plutôt re-créatrice. En effet il ne s’agit pas ici de créer au sens de faire surgir ex nihilo (un changement s’est opéré par rapport à l’ambition créatrice du « Bois de pins »579). Il s’agit au contraire de tout prendre en compte, puis de tout pétrir pour façonner un nouvel objet. Et ce qui sera ainsi pris en compte, c’est principalement du discours (« connaissances anciennes », « acceptions », « associations d’idées »). Il s’agit en fait d’intégrer tous les discours précédents. Ceci manifeste une évolution nette par rapport à l’ambition de Ponge, à l’ère du Parti pris des choses, de couvrir les autres voix et de faire table rase des discours antérieurs580. Ici, la recréation de la parole ne se fait pas contre les autres paroles, mais par leur intégration et leur assimilation dans un pétrissage. Souplesse nouvelle de la parole qui devient pâte… L’affirmation de Sartre selon laquelle « ici nous sentons que le fond des choses est solide »581 est désormais caduque. Avec La Seine, la parole accepte de s’incorporer suffisamment de liquide pour autoriser le pétrissage.

Notes
578.

Latin fundere.

579.

Voir supra, partie III, chapitre I, p. 237.

580.

Voir supra partie II, chapitre I, p. 117 sq.

581.

Jean-Paul Sartre, op. cit. p. 263.