Une parole qui draine tout sur son passage : de suivre son cours à faire un cours 

Et cependant, l’ambition de « pétrir ensemble ces notions de fleuve et de livre » signale aussi, inversement, le désir de parvenir à conférer une certaine consistance au liquide (à l’eau du fleuve) en le rapprochant du solide. Il y a, dans La Seine, la volonté, tout en obéissant à la loi de l’écoulement, d’apporter de la matière. Un fleuve ne charrie-t-il pas, dans sa cours, une quantité de choses palpables ?

Un premier aspect de cette ambition, c’est l’utilisation par Ponge d’une masse d’ouvrages, auxquels il fait des emprunts massifs, recopiant parfois textuellement de longs passages. Loin de s’en cacher, il le revendique au contraire : il a joint à son manuscrit une bibliographie donnant la liste de toutes ses lectures582 et il commente ainsi, dans les Entretiens avec Philippe Sollers, ses emprunts :

‘j’ai pillé ces livres savants, (…) j’ai jonglé avec des expressions prises dans ces livres savants, et même avec des paragraphes entiers. Là, je rejoins ce qui a été proclamé de la façon la plus violente par Lautréamont : nécessité du plagiat (…) pour affirmer que la poésie ne doit pas être faite par un, mais par tous, et qu’on prend son bien là où on le trouve ( EPS, 129).’

Mais plus généralement, le propos de La Seine manifeste l’intention paradoxale de construire à partir de ce qui s’écoule. Emblématique à cet égard est l’oxymore du « monument liquide » qui apparaît lors du finale (ibid., 295). Ainsi La Seine draine-t-elle une quantité impressionnante de considérations et de connaissances dans les domaines les plus divers : physique, chimie, géographie, histoire, science politique, philosophie… Elle donne lieu à rien de moins qu’une démonstration scientifique sur les états de la matière, une histoire de l’humanité, une nouvelle cosmogonie (après celle du Galet) évoquant un « âge premier de la Terre » et offrant une réécriture de la Genèse583, et une théorie des climats. Ponge ne craint pas, comme il l’a annoncé, les développements longs voire fastidieux. Au contraire il intensifie à plaisir la position du maître imbu de son savoir et qui l’administre longuement à son élève.

La posture pédagogique adoptée par Ponge est celle d’un précepteur antique, d’un nouveau Lucrèce584. Elle fait son apparition avec l’exposé sur les différents états de la matière, donc très tôt dans le texte. Ainsi, à propos de la proximité des liquides et des solides, Ponge précise-t-il doctement à son élève : « il s’agit ici, note-le bien, d’une proximité quantitative » (ibid., 248). Très pédagogique également est l’évocation historico-philosophique de l’évolution de l’humanité : « Cette précipitation du progrès de l’humanité (…) qui a produit les effets sociaux dont je viens de te faire un bref tableau, a conduit à d’autres conséquences… » (ibid., 259). Mais c’est dans l’hommage scientifique à l’eau que la parodie didactique culmine :

‘Mais la chose merveilleuse à dire, écoute bien, la voici (…) ; De plus il est tout à fait établi, et je te prie de mesurer l’importance de cette découverte (…) ; Ici, un signe de mon doigt suffira sans doute pour te faire (…) saisir immédiatement le magnifique écho dans la rhétorique d’une telle proposition. Je n’y veux pas insister (ibid., 287, 288). ’

Enfin, dans le discours scientifique final sur le rôle des fleuves, la pédagogie se double d’un exercice pratique d’observation :

‘Ah ! Un petit jet d’eau ici, et regarde par là cet orage qui se forme, (…) regarde toutes ces rigoles. Choisissons-en une pour l’étudier. Celle-ci ? Ne la quitte pas des yeux, ne la perds pas, c’est la Seine… (ibid., 290).’

La posture pédagogique manifeste un pouvoir sur le lecteur. Tel est l’enjeu – ou le jeu – proposé. Et la puissance du maître peut aller jusqu’au pouvoir de vie et de mort sur le disciple. Lorsque Ponge évoque l’éventualité de « se plonger enfin » dans le sujet, et d’y entraîner le lecteur, il y trouve l’occasion d’un morceau de bravoure qui est tout bonnement la mise en scène de la mort du lecteur sous couvert d’une mise en garde pour que celui-ci ne se laisse pas trop « envahir » par la Seine585: 

‘Ah ! Ne souhaite donc pas, cher ami, qu’un discours trop véridique de la Seine pénètre ton entendement ! (…) Si elle entrait par trop dans ta tête, les orifices de tes sens s’en trouveraient aussitôt bouchés et turisquerais d’y perdre toute notion (…). L’on pourrait te voir rapidement tournoyer alors, et tes membres se débattre un instant, mais bientôt ensuite tu pourrais, curieusement pelotonné, descendre au fond pour être roulé et emporté jusqu’au prochain emmêlement d’herbes (ibid., 266).’

Cependant sous les apparences ludiques d’une toute puissance pédagogique, l’auteur se confronte en fait dans le texte à la mise en cause de son pouvoir de transmission, et à la nécessaire acceptation de la dimension de perte inhérente à toute parole.

Notes
582.

Bibliographie reproduite dans OC I p. 299.

583.

« Voilà donc, cher ami, comment notre imagination nous permet de décrire ce que les précédents livres sacrés nommèrent la Genèse » (ibid., 287).

584.

On connaît son admiration, souvent exprimée, pour l’auteur du De Natura rerum.

585.

Du reste, l’évocation, ensuite, des noyés de la Seine (ibid., 267-268), ramène elle aussi au thème de la mort du lecteur, puisqu’elle rappelle le suicide par noyade qui guettait le « lecteur absolu » dans Le Savon.