Acceptation de la perte, dépassement du conflit initial : le finale de La Seine

Dans les dernières pages de La Seine, Ponge introduit, dans le cadre de considérations géographiques sur le cours des fleuves, une notion capitale, celle de « déficit d’écoulement » :

‘Nous constaterons que si toute son eau lui vient des précipitations atmosphériques, il [le fleuve] présente un important déficit d’écoulement. D’où cela vient-il ? Une partie de l’eau ruisselle et arrive directement aux thalwegs ; une partie s’évapore ; une autre s’infiltre mais reparaît sous forme de sources (ibid., 292). ’

Au total, on constate finalement « la perte des deux tiers des eaux tombées du ciel » (ibid., 293).

Cette notion du « déficit d’écoulement », appliquée au cours que le maître a fait à son élève, a d’abord pour effet de ruiner l’illusion de transmission pédagogique parfaite que le texte avait entretenue jusque-là :

‘songe cependant que cet écrit encore n’écoule aussi qu’à peine un tiers des précipitations qui se sont produites à son sujet dans mon esprit, le reste s’étant évaporé ou infiltré à mesure. (…) Ton esprit lui-même ne laissera ruisseler à sa surface qu’un tiers à peine des précipitations qui s’y produisent de mon fait. Tu en emmagasineras un autre tiers, que tu restitueras un jour ou l’autre par tes propres sources. Et quant au troisième tiers, il s’évaporera de lui-même… (ibid., 294). ’

Le lecteur n’a ainsi rien à craindre du flot de paroles, même « d’apparence un peu tumultueux » qu’il a dû subir : aucun risque pour lui d’être violenté puisque, de ce flot, seul un tiers lui parviendra : « Ne crois pas utile ( …) je t’en prie, d’opposer de trop hautes digues au flot d’apparence un peu tumultueux qui s’écoule dans ces pages » (ibid., 294).

Appliquée au discours lui-même, la notion de déficit d’écoulement rappelle que toute parole comporte une part de dépense en pure perte. Rétrospectivement, Ponge présente son discours comme parfaitement conscient de ce phénomène inévitable, et même désireux de lui ménager d’emblée sa place :

‘j’ai tenu aussi, ne serait-ce que par cette façon dans mon discours de multiplier les sinuosités, les lenteurs, les digressions, les retours, les méandres, à donner une chance considérable à l’évaporation (ibid., 295). ’

L’intégration de la notion de perte, comme inhérente à l’exercice de la parole, est une avancée essentielle. Elle avait été esquissée dans Le Savon, mais elle atteint ici une détermination inédite. Ponge en vient même, lorsqu’il récapitule le devenir de l’eau écoulée par le fleuve, à privilégier non pas la partie de cette eau qui parviendra à s’infiltrer, mais au contraire celle qui est vouée à se perdre dans l’océan. Il qualifie de « précieux » ce « tiers » des eaux, « semblable au tonneau des Danaïdes », qui s’écoule sans jamais rien remplir et qui « quoique se dirigeant incessamment vers le bas, vers sa perte dans le milieu salin originel, demeure pourtant dans sa fuite même tangible » (ibid., 295). Certes cette eau, « fade et froide », est « substantiellement inerte » mais – et le correctif est de taille – « inerte sauf dans sa mobilité justement, dans son mouvement vers l’Océan, vers la salure, la vie ; inerte sauf dans son désir, sauf dans son intention » (ibid., 295). Voici donc l’eau enfin définie comme désir. Cette perpétuelle « humiliée » fait ici l’objet d’une approche toute nouvelle. Comme le note Bernard Veck, dans cette « nouvelle définition du liquide », « l’écoulement, orienté par la vie et par le désir, succède à l’effondrement »586.

La Seine a été le lieu d’une mise en concurrence entre le désir (de s’écouler) et la crainte (de se perdre), ou en d’autres termes du conflit vécu par l’esprit entre le désir de « se donner libre cours » et celui de contrôler ce cours. C’est ce conflit que signalait, à l’incipit du texte, la volonté de « contention du flux ». Le finale de La Seine orchestre le dépassement de ce conflit. Ponge en rappelle tout d’abord les termes : 

‘Mille fois depuis qu’à propos de la Seine j’ai tenté de donner à mon esprit libre cours, mille fois, tu l’as constaté, cher lecteur, j’ai rencontré sur ma route des obstacles précipitamment dressés par mon esprit lui-même, pour se barrer la route. Mille fois, il m’a semblé que mon esprit lui-même courait le long du bord pour gagner de vitesse son propre flot (…). Effrayé peut-être de le voir courir à ce qu’il croyait être sa perte (ibid., 295, je souligne). ’

L’auteur constate alors que c’est le dynamisme du flux qui l’a emporté, et ceci sans susciter le moindre sentiment de défaite par ailleurs. Il s’agit au contraire d’un triomphe, d’un défi pleinement relevé : « Mais chaque fois, j’ai su me comporter de façon à continuer ma course. Chaque fois, après avoir reconnu l’obstacle, j’ai trouvé presque aussitôt la pente qui m’a permis de le contourner » (ibid., 296).

A partir de là, Ponge commente cette victoire en des termes qui laissent entendre qu’il évoque à travers elle le cours tout entier de son œuvre, présenté comme un parcours dont l’enjeu essentiel était pour lui de parvenir à suivre sa pente : « Oui, chaque fois qu’un obstacle m’apparut, (…) je l’ai laissé de côté, ou submergé, lentement enrobé, érodé, selon la pente naturelle de l’esprit » (ibid., 296). Une seule lettre distingue « perte » de « pente » : ce qui était craint comme perte s’est révélé pente. En acceptant de suivre sa pente, Ponge est parvenu à écouler ce qui est sa ressource : « Oui, chaque fois j’ai trouvé mon issue, puisque je n’eus jamais d’autre intention que de continuer à écouler ma ressource » (ibid., 296). (Encore le oui » : La Seine est décidément le texte du consentement.)L’essentiel étant assuré, c’est alors le triomphe du « qu’importe », martelé en anaphore. La menace de perte devient sans objet : « Qu’importe donc. Qu’importe que le soleil et l’air prélèvent sur moi un tribut, puisque ma ressource est infinie » (ibid., 296). Aucune menace de tarissement : la parole s’est incorporée totalement le dynamisme du fleuve. Du reste l’homologie texte-fleuve se transforme, insensiblement, en identification pure et simple : « Je vois bien maintenant que depuis que j’ai choisi ce livre et que malgré son auteur j’y ai pris ma course, je vois bien que je ne puis tarir » (ibid., 296). C’est désormais le fleuve qui assume l’énonciation, c’est le dynamisme du fleuve qui s’est imposé, c’est-à-dire le dynamisme de la parole, plus puissant que les inhibitions même de l’auteur, ou ses tendances aux « retenues d’être ». « Je ne puis tarir » : la vieille menace de l’aphasie est définitivement dépassée. Par intégration dans le cours perpétuel de la parole.

Cette parole qui s’impose, triomphant des obstacles et du risque de tarissement, a du même coup qualité pour s’imposer aussi à ses destinataires. La qualité de surgissement de la parole induit nécessairement la qualité de sa réception. Tout d’abord le cours de la parole exerce sa force drainante :

‘[ Qu’importe puisque ] j’ai eu la satisfaction d’attirer à moi, et de drainer tout au long de mon cours mille adhésions, mille affluents et désirs et intentions adventices. Puisque enfin j’ai formé mon école et que tout m’apporte de l’eau, tout me justifie (ibid., 296).’

Ensuite il triomphe de toutes les tentatives de contrôle extérieur exercées sur lui : « Qu’importe, puisqu’on a renoncé à m’endiguer, qu’on ne songe plus qu’à m’enjamber, à me ménager des arches ». (Ponge affirme ici la résistance de son œuvre face aux discours critiques.) En bref, enfin, il s’est libéré de toute aliénation, n’obéissant qu’à son propre mouvement : « Qu’importe enfin, puisque loin de me jeter dans un autre désir, dans un autre fleuve, je me jette directement à l’Océan » (ibid., 296).

Cependant, une ultime fois, Ponge évoque, aux dernières lignes du texte, la quantité d’eau qui n’ira pas à la mer car elle s’est infiltrée, assurant « au monument liquide ses fondations » (ibid., 295). Cette quantité-là est celle qui, du texte, s’écoulera dans l’esprit du lecteur. Et c’est sur cette certitude d’être reçu par le lecteur que l’auteur prend congé : « Parvenu à ce point, pourquoi coulerais-je encore, puisque je suis assuré de ne cesser de couler en toi, cher ami587? » (ibid., 297).

Notes
586.

Bernard Veck, Francis Ponge ou le refus de l’absolu littéraire, op. cit., p. 82.

587.

Il n’est pas interdit de lire dans cette métaphore une connotation sexuelle, qui établit l’auteur en position masculine par rapport à un lecteur féminisé.