L’eau désirable et conquise

Le « Verre d’eau » consacre le retournement positif des valeurs de l’eau. Pour la première fois, dans ce texte, l’accent est mis sur l’eau en tant que boisson. Jamais encore Ponge n’avait considéré cet aspect fondamental. L’eau pouvait bien être ce qui tombe en pluie (« La pluie », « Végétation »), ce qui échappe à toute saisie et « s’effondre sans cesse », inspirant la répulsion (« De l’eau »), ce qui s’écoule dans les rivières et fleuves, peut tuer par noyade, incite à un lyrisme de convention (La Seine) mais elle ne désaltérait pas. A peine était-il fait allusion à cet aspect dans « l’hymne au liquide » de La Seine mais l’action même de boire n’y était pas évoquée. Ici au contraire, l’eau, une fois contenue dans un verre, est avant tout une eau à boire, et l’analyse du bienfait qu’elle procure en désaltérant estl’un des principaux enjeux du texte.

Ce bienfait est d’abord de l’ordre d’un plaisir sensuel, que Ponge métaphorise en bonheur amoureux, manifestant ainsi l’accession de l’eau à un statut érotique : « Mais baiser un verre d’eau, c’est tenir la fraîcheur de la joue, du buste ou de la taille de la fiancée dans ses mains, et boire à ses lèvres en la regardant jusqu’au fond des yeux » (M, I, 587-588). Cependant l’action bienfaisante de l’absorption d’eau ne s’arrête pas au plaisir ; Ponge, faisant jouer le verbe désaltérer dans son sens étymologique, attribue à l’eau un pouvoir plus essentiel :

‘Il est des bien-aimées qui désaltèrent et altèrent à la fois : ainsi du vin. Mais l’eau ne fait que désaltérer. Si l’on est altéré, elle vous désaltère, c’est-à-dire vous restitue en votre identité, votre moi.
Cela sans remplacer pour autant, voilà qui est merveilleux, votre précédente altération par une autre : celle de l’imagination débridée, de l’ivresse (ibid., 588).’

Spectaculaire retournement : l’eau, qui menaçait les fondements de l’identité, par sa fuite incontrôlable, devient maintenant ressource, réserve d’identité. Elle est capable de rendre l’autre à son être. Et elle que Ponge qualifiait naguère de « folle » et d’« hystérique » (PPC, I, 31) se voit associée à la sagesse, la sobriété, la mesure... En effet, l’eau du verre c’est l’eau ramenée à la mesure humaine – le texte y insiste : le verre d’eau, « c’est la quantité juste qu’on absorbe volontiers en une ou deux fois » (M, I, 579). Ce que, de longue date, Ponge avait réussi à faire pour le galet, il l’accomplit maintenant pour l’eau :

‘Noter que le verre d’eau pour la notion de l’eau correspond au galet pour la notion de la pierre . (…) C’est la quantité qui est à la mesure humaine. Dont je peux faire œuvre circonscrite, à la fois grande et petite, mesurée (ibid., 606).’

Peut-être le projet de Ponge peut-il se ramener à celui-ci : donner aux choses mesure humaine, les replacer dans cette mesure (comme le fait Braque588) pour permettre aux hommes d’en jouir, et aussi de s’en faire don réciproque – j’y reviendrai plus loin.

Autre retournement spectaculaire : l’eau qui emportait et noyait tout, même les êtres vivants, et dont le caractère insaisissable décourageait toute tentative de contrôle, est désormais contenue, captée, capturée : « Fraîcheur, je te tiens. Liquidité, je te tiens. Limpidité, je te tiens. Je puis vous élever à la hauteur de mes yeux » (M, I, 588). En cela, du reste, le fait de la boire représente aussi une victoire sur elle : « Enfin, nous pouvons l’élever à hauteur de nos yeux, et surtout nous pouvons lui faire subir la dernière épreuve, l’ingurgiter, la boire » (ibid., 602). Cette métamorphose est évidemment due au rapport qui existe entre l’eau et son contenant – le verre –, à l’intégration du liquide dans un contenu solide.

Les rapports entre liquide et solide, ainsi qu’entre contenu et contenant, sont à analyser en termes de pratique poétique, comme le fait Bernard Veck dans l’étude qu’il consacre au « Verre d’eau » :

‘c’est lui aussi [le verre] qui permet à Ponge de résoudre les antinomies de la poésie plastique et de la poésie liquide, la seconde ayant supplanté la première dans La Seine. L’eau désormais, dans le verre, se tient debout comme un objet du Parti pris ; stable, tout en offrant le liquide au comble de ses qualités589. ’

« Avec le verre d’eau », écrit Ponge,

‘on perçoit séparément, quoique simultanément les deux ordres de qualités (…) : le solide en quelque façon cristallin (verre) et le liquide dans ses qualités de fraîcheur, limpidité, currence (eau), cela est l’essentiel du plaisir du verre d’eau590 (ibid., 607).’

Bernard Veck résume ainsi cet ensemble de bouleversements induit par l’action d’ « ingurgiter » l’eau :

‘l’eau, dans un premier temps liée au bas et aux déjections, est ici élevée à la bouche pour désaltérer. L’eau agent de noyade s’inverse en objet de l’absorption. (…) Le texte du 28 mars 1948 résonne, triomphalement, en écho inverse à celui du Parti pris591. Le dialogue est devenu possible avec l’humiliée abîmée ; l’autre, parce qu’on peut sensuellement l’éprouver, prend part à l’interlocution, à la délectation orale592.’

Un peu plus loin, revenant sur le parcours qui commence avec « De l’eau » et se poursuit avec La Seine, il conclut que « Le Verre d’eau » « enfin, réalise la proximité et la maniabilité, la mesure de l’altérité en tant que telle »593. L’eau, objet d’abord inconcevable, est maintenant considérée dans sa respectable et bienfaisante altérité. On note au passage ce paradoxe qui, loin de se limiter au cas de l’eau, est au principe du parti pris des choses : c’est par la considération de ce qui est autre, de l’altérité, qu’on se désaltère.

Il faut signaler enfin cet extraordinaire changement de statut : l’eau de tous les fantasmes, l’eau essentiellement fantasmatique – ou phobique – , tout à la fois image de l’inconscient, de la femme, de la veulerie morale…., devient ici, sous l’aspect du verre d’eau, le symbole du « peu de chose », d’un presque rien tout à fait inoffensif :

‘Le verre d’eau avait dès l’abord quelque chose pour me séduire : c’est le symbole du rien, ou du moins, du peu de chose. (…) Cela n’a aucun goût, aucune odeur, aucune couleur, presque aucune forme. Cela se signale surtout par un manque extraordinaire de qualités (ibid., 592). ’

C’est cela qui lui donne le pouvoir de dés-altérer sans altérer en retour : « Ce manque de qualités fait qu’elle n’altère en aucune façon celui que d’abord elle désaltère » (ibid., 590).

Cependant, Ponge, glissant de la notion de « peu de chose » à celle de « moindre des choses », poursuit :

‘Un verre d’eau, c’est moins que le minimum vital, c’est la moindre des aumônes, la moindre des choses que l’on puisse offrir. (…) Mais voilà qu’en même temps ce peut être, en certaines circonstances, la chose la plus précieuse. C’est le remède par excellence, et parfois la dernière chose qui puisse sauver ;
N’allons pas si loin. Dans certaines circonstances, c’est la chose qui fait le plus de plaisir (ibid., 592). ’

Le verre d’eau est traité par Ponge comme symbole du don. C’est la « moindre des choses », c’est le minimum en-dessous duquel l’humanité ne se définit plus comme telle et tombe dans la barbarie. Le verre d’eau est à la « mesure humaine » parce que son offrande est signe d’humanité, symbole de ce qu’un homme ne peut refuser à un autre homme (« Donne-lui tout de même à boire, dit mon père »…). Ponge remplace le lyrisme du boire à la source par celui du boire au verre tendu par un autre. A peine conquise, l’eau doit être donnée. Ou peut-être jamais mieux qu’en la donnant ne ressentira-t-on qu’on l’a enfin conquise.

Notes
588.

« Les voilà toutes, (…) recoupées à notre mesure » (« Braque le Réconciliateur », PAE, I p. 134).

589.

Bernard Veck, op. cit. p.85.

590.

Pour matérialiser l’assomption de l’eau au rang d’objet, l’auteur écrit ce passage en lettres capitales.

591.

Il s’agit de « De l’eau ».

592.

Bernard Veck, op. cit. p. 84.

593.

Ibid. p. 88.