L’eau donnée, l’eau et le lecteur

Le thème du don se présente d’abord dans le texte sous la forme d’une adresse au lecteur, destinée à lui faire partager le plaisir de boire un verre d’eau. Cette adresse renoue avec le désir, exprimé dans Le Savon, de faire du lecteur un co-récitant du texte :

‘C’est à partir d’ici, si vous avez bien lu (et appris par cœur) ce qui précède, que vous commencerez, cher lecteur, à savoir boire et goûter un verre d’eau. Vous ne l’oublierez plus, j’espère. Telle était ma seule ambition…A votre santé ! Ainsi soit-il ! (ibid., 588, je souligne). ’

Le retour de ce désir signale que la relation au lecteur est dans ce texte, comme dans Le Savon, un enjeu essentiel.

Un peu plus loin, la promesse d’un don est évoquée dans une simulation de communication en présence – comme dans une deuxième « Tentative orale » : « Mon titre promet un verre d’eau. Sur la foi de ce titre, vous êtes venus quelques-uns. (…) Aussi vous êtes venus, et je ne dois pas vous décevoir » (ibid., 595). « Le Verre d’eau » est – comme la « Tentative » – le lieu d’une rencontre avec le lecteur, d’un rapprochement essentiel. Du reste, Ponge se réfère encore une fois au modèle de la conférence lorsqu’il évoque le célèbre « verre d’eau du conférencier », rituel unanimement admis, comme « récompense (pour ce qu’on vient de dire) » (ibid., 582). Mais la répartition traditionnelle des rôles subit une inversion : ce verre d’eau habituellement dévolu au conférencier, l’auteur l’offrira au lecteur-auditeur. Et voici l’offrande du verre d’eau, hautement ritualisée. Elle commence par une interrogation : « Et d’abord, que signifie de ma part ce désir, cette volonté de vous offrir cela ? Que signifie de ma part cette offre ? » (ibid., 596) (L’essentiel, dans ce texte, c’est que l’objet dont il traite soit offert,afin d’être incorporé.Ce n’est pourtant pas la première fois : il y avait eu déjà le pain, l’orange, l’huître…Mais ces objets-là étaient destinés expressément à la consommation de l’homme. Et n’étaient pas explicitement offerts dans le texte.) La réponse que donne Ponge est la suivante :

‘Un désir de vous désaltérer. De vous rafraîchir. De vous offrir une des réjouissances les plus simples (…). Vous offrir quelque affirmation simple, qui ne vous choque pas, que vous puissiez aussi simplement admettre, et qui vous paraisse fraîche, neuve, et limpide cependant.
Il faut que je vous apporte cela, comme on pose un verre d’eau sur la table, et toute l’atmosphère des relations est changée. Là, ici, sans façons, tout de go.
Quelque chose qui paraisse sans conséquence, et qui soit sans autre effet (en effet), qu’un bref rafraîchissement, divin mais passager. Qui vous désaltère sans altérer du tout pour autant votre complexion. Qui ne vous trouble aucunement. Mais soit
Ainsi soit.
Pour vous, qui que vous soyez, dans quelque état que vous vous trouviez, un verre d’eau. Ce livre soit un verre d’eau (ibid., 596).’

Ce magnifique rituel d’offrande présente plusieurs caractéristiques remarquables : tout d’abord il est totalement ancré dans le moment de l’énonciation, mimant encore une fois une communication en présence : « Là, ici, sans façons, tout de go ». La puissance du rituel semble capable de faire surgir le destinataire, quasi magiquement. Du reste, le lyrisme de cette offrande est très proche du religieux. Les formules « Ainsi soit » et « Ce livre soit un verre d’eau » recourent au pouvoir créateur du Verbe. Elles rappellent la ferveur de « La Promenade dans nos serres », qui utilisait aussi le vœu à l’optatif :

‘Que toutes les abstractions soient intérieurement minées et comme fondues (…) Enfin qu’on ne puisse croire sûrement à nulle existence (…), mais seulement à quelques profonds mouvements de l’air au passage des sons (PR, I, 177). ’

En plaçant l’action rafraîchissante au cœur de l’offrande, ce passage rappelle aussi « Raisons de vivre heureux », écrit vingt ans plus tôt, qui faisait du rafraîchissement le principal bienfait de l’activité poétique, chaque poème étant, écrivait alors Ponge,

‘comme la note que j’essaie de prendre, lorsque d’une méditation ou d’une contemplation jaillit en mon corps la fusée de quelques mots qui le rafraîchit et le décide à vivre quelques jours encore. ( ...) Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la mémoire des objets de sensations, voilà exactement ce que j’appelle raisons de vivre. (…) Il n’y a que l’esprit pour rafraîchir les choses (PR, I, 197-198). ’

Une convergence apparaît donc entre l’offrande du verre d’eau (caractérisé par sa fraîcheur) et la finalité originellement assignée à l’œuvre. La raison d’être du verre d’eau est sa fraîcheur (« un verre d’eau donc doit être bu, ou alors jeté et remplacé par un autre, plus pur, plus jeune ») (M, I, 603) : métaphore de la création poétique, qui doit toujours se replacer au moment du commencement, dans la fraîcheur de la sensation qu’elle désire exprimer. Mais ce qui est remarquable, lorsque l’on compare le texte de 1928 et celui de 1948, c’est que le bénéfice du rafraîchissement est passé de l’auteur au lecteur, déplacement sans doute emblématique de celui qui affecte le travail poétique, jadis essentiellement tendu vers la survie de son auteur, et désormais en mesure de se tourner bien davantage vers son destinataire.

Outre la fraîcheur, quelles sont les qualités que le texte doit présenter pour constituer, auprès du lecteur, une offrande aussi bienfaisante qu’un verre d’eau ? Précisément, il doit se garder de trop de qualités. Car sa principale vertu est de ne pas « altérer », donc de ne pas s’imposer de manière trop voyante. Ce que Ponge souhaite offrir, c’est moins un objet qu’une capacité. Le verre peut en effet être défini de cette façon, et Ponge y insiste en recopiant les deux sens du mot « capacité » donnés par Littré594. L’offrande du verre d’eau est donc l’offrande de nouvelles capacités pour le lecteur : c’est le contraire de l’aliénation par les mots d’autrui, si souvent dénoncée autrefois. Là, au contraire, cela dés-altère. Ce « peu de chose », ce « rien » (rem) est capable de rendre le lecteur à lui-même :

‘C’est qu’elle [l’eau] n’ajoute, – du moins en a-t-on le sentiment, – point de matière. (…) Lave plutôt, débarrasse plutôt de quelque quantité de matière (superflue), ce qui semble favorable au jeu de l’esprit, à son fonctionnement, déploiement (ibid., 583). ’

La poésie ainsi définie métaphoriquement est donc une poésie qui se garde d’ajouter de nouveaux objets au monde mais souhaite plutôt rendre ce monde (tel qu’il est) au lecteur, en même temps qu’elle le rend à lui-même. La répugnance envers la littérature qui en rajoute s’était manifestée très tôt chez Ponge, et il est surprenant de constater qu’elle s’exprimait déjà à propos précisément de l’eau, en 1926, dans « La Mort à vivre » :

‘On a peuplé l’air de microbes (Pasteur). Il y a maintenant dans l’eau pure à boire et à manger. L’imprimé se multiple. Et il y a des gens qui trouvent que tout cela ne grouille pas assez, qui font des vers, de la poésie, de la surréalité, qui en rajoutent (PR, I, 190).’

La poésie doit être limpide, comme l’eau. Aussi Ponge refuse-t-il d’ajouter à son verre d’eau, sous prétexte d’accroître encore sa fraîcheur, tout ingrédient – « menthe, anis ou seulement glace » – (M, I, 591) qui, en lui faisant perdre sa limpidité essentielle, le dénaturerait gravement.Et il transpose immédiatement cette remarque dans le domaine de l’exercice poétique : « Ah, j’en suis ravi ! On va bien savoir que je ne suis pas poète. Cette fois on ne m’ennuiera plus avec la poésie. Il faut que cela passe d’un trait, presque sans conséquence » (ibid., 591). La limpidité de l’eau est l’indice du bienfait simple et sûr qu’elle procurera lorsqu’on l’absorbera. Cette qualité est la seule qui soit essentielle, à la différence des qualités purement esthétiques :

‘Si les diamants sont dits d’une belle eau, de quelle eau dire l’eau de mon verre ? Comment qualifier cette fleur sans pareille ?
– Potable ? (ibid., 584) ’

Autrement dit, de même qu’un verre d’eau est fait pour être bu, la poésie est d’abord faite pour être reçue, pour que celui qui la lit puisse se l’incorporer. La poésie est plutôt à « boire » qu’à admirer.

Comment la limpidité de l’eau pourra-t-elle être reproduite dans le texte ? D’abord par l’attention portée à la recherche des termes propres : « Le Verre d’eau » relève ce défi d’incarner l’idéal de propreté et de propriété de l’écriture à propos d’un objet – l’eau – qui longtemps a été pour Ponge le symbole même de la parole sale. Ensuite – et surtout – par la transparence que le texte révélera dans la relation de l’auteur et du lecteur. L’offrande que l’auteur fait au lecteur doit être sans réserve, sans aucun arrière-plan trouble. C’est de cette façon que Ponge se plaît à caractériser son texte, par le biais de la description du verre d’eau :

‘Pour commencer il a toute sa confiance en lui-même (et il inspire aussi une telle confiance), sa sérénité lucide (et il l’inspire), son bon vouloir d’être bu (et il y incite ), sa tranquillité. (…) Il s’agit d’une affirmation tranquille et toute simple, (…)sans le moindre geste, une simple présence fraîche et attirante, une offre toute simple, une promesse tranquille d’un sûr bienfait sans conséquences (du moins fâcheuses ou comportant contreparties) (ibid., 604). ’

Ce qui se joue entre auteur et lecteur dans « Le Verre d’eau » se fonde sur le fait que chacun des deux protagonistes s’affirme dans son identité propre et que cette identité ne subit aucune altération. A la promesse tranquille faite par l’auteur répond, du côté du lecteur, le bénéfice d’un bienfait qui ne s’accompagne d’aucun tentative captieuse.

Limpidité, simplicité, évidence : telles sont les qualités que Ponge, à cette époque, désire avant tout conférer à ses textes. Il écrit ainsi dans « Pochades en prose » :

‘C’est de plain-pied que je voudrais qu’on entre dans ce que j’écris. Qu’on s’y trouve à l’aise. Qu’on y trouve tout simple. Qu’on y circule aisément ( …) Qu’on y bénéficie du climat de l’évidence (…). …Et cependant que tout y soit neuf, inouï : uniment éclairé, un nouveau matin (M, I, 551). ’

De ses textes Ponge voudrait faire des espaces « où l’on circule ». Or, cela implique qu’ils perdent de leur densité. Si la densité était autrefois un principe esthétique majeur, elle l’est désormais de moins en moins. Parce qu’il faut laisser la place au lecteur de circuler. Ceci rappelle ce que dit Ponge, dans La Seine, à propos des molécules des liquides : une de leurs caractéristiques par opposition aux solides, est qu’elles comportent entre elles du jeu. C’est donc une des qualités du liquide (et des textes qui tentent de s’y conformer) que de permettre (au lecteur) une certaine liberté de circulation. Cette qualité, Ponge ne la nomme pas explicitement, mais je pense qu’elle est essentielle dans son intérêt nouveau pour le modèle liquide.

Cependant, cet espace de circulation que Ponge souhaite proposer à ses lecteurs, il ne se montre pas décidé à y laisser entrer n’importe qui. Avec « Le Verre d’eau », pour la première fois, il opère en effet un tri parmi ses lecteurs potentiels, dessinant le profil des lecteurs indésirables, qu’il congédie sous couvert de sollicitude inquiète à leur égard :

‘Ce livre (…) se déconseille à une catégorie de lecteurs. Unique, à vrai dire, très particulière. (…) Mais à ceux-là il conseille très fermement de se retirer (…). Quelle catégorie ? Eh bien ceux-là seuls auxquels le rafraîchissement pourrait nuire (…) : les nobles émules du Grand Ferré. Que ceux-là se désaltèrent plutôt de quelque infusion bouillante et se couvrent de laines (ibid., 600). ’

Ces lecteurs-là, que Ponge qualifie aussi de « héros forcenés », il les congédie purement et simplement, par cette conclusion : « vous donc, quittez ce livre, refermez-le au plus vite. Eloignez de vos lèvres cette coupe. Elle pourrait vous nuire. (…) Mais à tous autres : qu’ils s’approchent » (ibid., 601). Les émules du Grand Ferré représentent les adeptes d’une littérature de combat, d’une littérature engagée595 : Ponge règle ainsi ses comptes à l’égard de ceux qui pourraient l’accuser d’anti-humanisme ou de désengagement. Ainsi que l’écrit Bernard Veck,

‘la « poésie » qu’appelle « Le Verre d’eau » ne relève pas plus d’une littérature d’exaltation que d’une littérature de combat, pour la bonne raison qu’elle évacue tout ce qui relèverait d’une littérature d’idées, à laquelle appartiennent, de ce point de vue, l’inspiration lyrique ou esthétisante, aussi bien que l’allégorie politique, telle qu’on peut la lire dans de nombreuses « poésies de Résistance ». (…) L’engagement tend à supplanter le lyrisme traditionnel en ces années d’après-guerre, et ouvre un second front à l’offensive pongienne596.’

Cette manière d’opérer un tri au sein des lecteurs révèle aussi que Ponge construit de plus en plus clairement la figure de son lecteur. Par rapport aux flottements que manifestait Le Savon de 1946, dans lequel le lecteur se distinguait mal du critique-censeur, la situation est beaucoup plus nette. Désormais Ponge se réapproprie vraiment ses lecteurs. C’est à eux qu’il parle, non aux critiques. Il choisit de devancer la critique en excluant lui-même du nombre de ses lecteurs ceux qui pourraient la formuler : ces « héros forcenés », partisans de l’action à tout crin. Et c’est à ses seuls vrais lecteurs que Ponge s’adressera dans le finale, pour s’enquérir, tout ensemble, de leur bonne absorption du verre d’eau et de leur bonne réception du texte :

CA VA ? VI, VA, VU ?
C’EST LU ? LI, LA, LU ?
C’EST BI ?
C’EST BA ?
C’EST BU ? (ibid., 611)’

Avec ces monosyllabes l’auteur en appelle à une enfance de la lecture qui vient faire contrepoint à la naissance de la parole telle qu’il l’avait mise en scène dans la « Tentative orale ». Le questionnement adressé au lecteur illustre en outrela volonté de prendre en compte les réactions de ce lecteur au don qui lui a été proposé : il intègre au texte la dimension de sa réception et en fait une condition essentielle (« un verre d’eau doit être bu »). « Le Verre d’eau » témoigne en cela d’une réappropriation symbolique de l’eau plus accomplie encore qu’elle ne l’était dans La Seine, car l’eau y est véritablement offerte : elle est un don bienfaisant qui se propose au lecteur, non une conquête qui passe par lui.Du « je suis assuré de ne cesser de couler en toi, cher ami » (SEI, I, 297) au « Pour vous, qui que vous soyez, (…) ce livre soit un verre d’eau » (M, I, 596) ce qui participait d’une imposition de fait devient une offrande qui s’assume en tant que telle.

Notes
594.

« Sens propre : contenance d’une chose. » ; « sens figuré : qualité de l’esprit capable » (ibid. p. 581).

595.

Le Grand Ferré, patriote français, se rendit célèbre par ses exploits contre les Anglais pendant la guerre de Cent ans.

596.

Bernard Veck, op. cit. p. 87.