A. Proposer une réponse non idéologique à la crise de la civilisation

En observant de près le travail des artistes, Ponge trouve le moyen de résoudre, vers 1950, la grande crise qui a confronté son écriture à l’Histoire, depuis 1938, et de répondre à cette question qui l’a travaillé pendant toute la période de la guerre : que peut l’art face à l’Histoire, que peut-il pour le devenir de l’homme ? La responsabilité des intellectuels à cet égard fait à cette époque, après le profond bouleversement de la guerre, l’objet de nombreux débats. Mais Ponge ne peut, ne veut se situer dans cette effervescence idéologique-là. Plus que jamais, il professe son refus des idées. Et cependant il tient en même temps à montrer à son public que son œuvre n’est nullement étrangères aux préoccupations éthiques et politiques, et notamment – contrairement à ce qu’on a pu croire après la parution du Parti pris des choses – à la crise qui secoue le monde après la violence des événements récents. Aussi choisit-il de se situer dans la mouvance des artistes modernes. Tentant de montrer que leur œuvre est une réponse, infiniment supérieure à celle des intellectuels, à la crise de la civilisation, – sans doute même la seule vraie réponse – il inscrit encore une fois son œuvre, au nom de son identification nouvelle à l’artiste, sur l’horizon du devenir de l’homme.

A partir de 1947 les textes que Ponge consacre à l’art insistent sur la capacité de l’art moderne à répondre à la crise de civilisation qui secoue le monde. Cette crise a jeté à bas nos représentations, dévasté notre « demeure » humaine, et rendu ainsi caducs les thèmes et les techniques de l’art classique :

‘Nous sommes de nouveau jetés nus, comme l’homme primitif, devant la nature. Les canons de la beauté grecque, les charmes de la perspective, (…) il n’en est vraiment plus question. Ni même de décoration. Qu’aurions-nous à décorer ? Notre demeure est détruite, et nos palais, nos temples (PAE, I, 139).’

Les artistes modernes œuvrent à la reconstruction du monde, en en offrant de nouvelles représentations, dans la

‘conscience maintenant prise (…) – à la faveur de quelles désillusions, quels désastres ! Mais aussi de quel espoir ! – que nous vivons seulement, depuis la nuit des temps (…) la préhistoire de l’homme. Que l’homme est vraiment à venir. Que nous avons à le construire (ibid., 140). ’

Trois ans plus tard, dans « Déclaration, condition et destin de l’artiste » en 1950, Ponge présente sa « nouvelle conception de l’artiste » comme découlant des données récentes de la civilisation : « progrès des sciences », « révolutions sociales » et « ethnologiques », « notion de la relativité humaine (surréalisme, marxisme, freudisme), « mort de Dieu », « guerres, atrocités, nouvelle barbarie » (NIO, II, 982). Face à cela, l’artiste « fait resurgir la vie, exprime le monde total. Réjouit, recrée l’homme » (ibid., 982). L’art a le pouvoir de changer le monde. Les artistes sont l’« outil le plus perçant » de l’évolution, « ouvrant des rainures telles que le monde y pénètre après eux » (PAE, I, 138).

‘En somme, qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui n’explique pas du tout le monde, mais qui le change. Vous reconnaissez à peu près la formule ? Très bien. N’y voyez de ma part aucun sacrilège (PAE, I,138). ’

Il y a cependant bien « sacrilège » envers l’orthodoxie communiste puisque Ponge affirme qu’à ses yeux le changement peut désormais avoir lieu directement, sans passage préalable par une transformation politique. Sa position à l’égard de l’autonomie de l’art est beaucoup plus radicale que celle qu’il avait pendant la guerre597. La référence à Marx lui permet surtout de dévaloriser tout ce qui, face au trouble, cherche une solution du côté des explications, du côté du discours. Les moyens du discours humaniste traditionnel sont caducs par rapport à ceux que propose l’art moderne. Ainsi écrit-il à propos des objets que peint Braque (ce qui lui fera dire plus tard que dans cet article « il traitait l’humanisme par-dessous la jambe ») (Corr. II, 397, p. 51) :

‘voilà des objets à qui nous demandons, car d’eux nous savons l’obtenir, qu’ils nous tirent hors de notre nuit, hors du vieil homme (et d’un soi-disant humanisme), pour nous révéler l’Homme, l’Ordre à venir (PAE, I, 140). ’

L’humanisme repose en effet, selon Ponge, sur une conception de l’homme comme « lieu, quasi divin, où prennent naissance les Idées et les Sentiments, seules choses dignes de considération en ce monde » (M, I, 626). Or Ponge propose de voir plutôt en l’homme le lieu « où les sentiments se confondent et où se détruisent les idées ». L’œuvre d’art présentant cette qualité d’être « l’objet d’origine humaine où se détruisent les idées », l’artiste, quant à lui, est « l’homme lui-même en tant qu’il a fait la preuve (par œuvre) de son antériorité et postériorité aux idées » (ibid.,627).

On le voit, dans sa réflexion sur l’art Ponge cherche à établir une indépendance de l’art par rapport aux idées, qui l’aiderait à s’affranchir définitivement du vieux problème de l’annexion de la parole par la pensée. Les artistes l’aident à concevoir qu’une expression puisse exister en totale indépendance par rapport à l’expression d’idées. En effet leur indépendance à cet égard est beaucoup plus facile à établir, puisqu’ils ne se servent pas de mots, et que précisément « les arrangements de mots, cela se transforme en idées beaucoup plus facilement » que n’importe quel autre matériau, ceci étant une « sale histoire », d’où « naissent un tas de complications » (M, I, 651). Pour établir l’indépendance et la supériorité de l’œuvre sur l’idée, Ponge s’appuie notamment sur la réflexion qu’a menée Braque, et déclare à sa suite que l’œuvre représente un stade plus avancé, où les idées deviennent inutiles, dans la mesure où il se révèle qu’elles n’ont servi que d’« échafaudage » tout provisoire à l’œuvre :

‘L’idée, dit Braque, est le ber du tableau. C’est-à-dire l’échafaudage d’où le bateau se libère, pour glisser à la mer. (…) Le tableau est fini quand il a chassé l’idée, qu’on est arrivé au fatal. La tête libre (PAE, I, 139).’

La supériorité de l’œuvre sur l’idée, c’est aussi celle de l’artiste sur l’intellectuel, conclusion à laquelle arrive Ponge dans « Le Murmure ». Il y dénonce l’inadaptation des réponses purement intellectuelles, et le danger qu’elles font courir à l’homme :

‘tout aussi bien peut finir par je ne sais quel fanatisme de la raison, quelle infatuation de l’intelligence ( ...) et qui tirerait le revolver au nom cette fois de la culture…ou les ciseaux, pour s’émasculer (M, I, 623). ’

Reprenant la notion d’échafaudage, il la rapproche cette fois de celle d’échafaud, pour signifier le risque mortel auquel conduit la prépondérance abusive de l’intellect :

‘c’est l’homme lui-même, devenu sa propre dupe, qui décide abusivement de son sort, selon les idées qu’il se fait. Il s’en trouve, comme en constant état d’ébriété intellectuelle, conduit quelque part hors du monde, sur je ne sais quel échafaudage… Mais pourquoi dire échafaudage ? Echafaud peint mieux ce que c’est ! (ibid., 626).’

Ponge insiste, dans « Le Murmure » sur l’efficacité pragmatique de l’art, bien supérieure à celle des « sermons et objurgations » des intellectuels. S’il rappelle que « les œuvres sereines ont plus de pouvoir pour changer l’homme que les bottes des conquérants » il ajoute aussitôt que « le premier artiste à paraître » en a beaucoup plus aussi « que les sermons ensemble de tous ses contemporains, qui ne peuvent avoir qu’un effet lassant par leur monotonie… » (ibid., 624). Il en arrive ainsi à dénoncer comme insultante pour les artistes leur assimilation abusive à des intellectuels :

‘C’est sur ce dernier point (…) qu’il convient d’insister maintenant. Car la tendance dominante (…) paraît bien être de méjuger des artistes, jusqu’à ne les considérer – n’est-ce pas le mot à la mode ? – que comme une catégorie d’intellectuels.
Sur l’importance de leur rôle et le pouvoir de leur bienfait, notre propos (…) est de leur valoir une plus sérieuse et plus juste considération (ibid., 624-625).’

Ponge tient ainsi à faire savoir clairement qu’il se situe dans le camp des artistes contre celui des intellectuels (tout spécialement des intellectuels engagés et des communistes). Telle est la nouvelle appartenance dont il se réclame, choisie contre celle dont il avait voulu se libérer parce qu’elle lui dictait sa façon de parler. Ici, nulle hypothèque sur sa parole, nul interdit quant à l’expression de sa singularité et à son choix de « prendre son propre parti ». Dans « Braque-dessins », composé la même année 1950, il dessine une sorte de front de résistance aux intellectuels, se comptant avec les artistes au nombre de ces quelques-uns qui

‘récuseront comme saugrenue et criminelle toute objurgation d’où qu’elle vienne, – sinon de leur instinct profond, et de cette évidence naïve que l’évidence chaque jour leur confirme (AC, I, 586). ’

La résistance aux « objurgations » est dans le prolongement du très ancien besoin – vital – de résister à l’aliénation par le discours des autres. De fait la nouvelle position de Ponge, aux côtés des artistes, rappelle celle qu’il avait choisie en prenant le parti des choses : dans un cas comme dans l’autre il choisit le camp où ça ne parle pas. Pour se libérer de l’imposition des idées sur les mots, il choisit la solution radicale qui consiste à prendre pour modèle un mode d’expression qui se fait sans mots. C’est pour lui une étape nécessaire, mais qui ne pourra être que provisoire, car sa force est aussi sa faiblesse : elle laisse de côté la spécificité de la matière verbale et ne dit rien du pouvoir propre à l’écrivain parmi les artistes (question sur laquelle bientôt Ponge se penchera, pour établir la supériorité, à ses yeux, de l’écrivain sur les autres artistes).

Notes
597.

Ainsi que le souligne J.M. Gleize, « il n’en est plus du tout à penser que la libération de l’homme (révolution faite) est une condition pour sa réconciliation avec lui-même, avec les autres, avec la société, avec la nature. On se rappelle que c’était à peu près le fond de sa conversation avec le pasteur Babu, en 1941. Une dizaine d’années après, Ponge n’hésite pas à affirmer que l’œuvre véritable est celle qui hic et nunc opère cette réconciliation » (op. cit. p. 165).