B. Prendre artisanalement le monde en réparation

L’identification à l’artiste qui, enfermé dans son atelier, se confronte à la matière, confirme Ponge dans sa démarche d’expérimentation tâtonnante. « Qu’on nous laisse à notre laboratoire », écrivait-il dès son premier article sur Braque. Le modèle de l’artiste n’est pas très éloigné de celui du savant, qu’il convoquait à l’époque du « Bois de pins », en 1940. Dix ans plus tard, dans « Déclaration, condition et destin de l’artiste », il applique à l’artiste (et donc à lui-même) ce modèle scientifique, et en fait une véritable profession de foi. Intitulant sa déclaration « Novum organum » et se plaçant ainsi d’emblée sous le patronage de Francis Bacon, initiateur de la science moderne expérimentale, Ponge donne de l’artiste une définition qui fait de lui essentiellement un homme de laboratoire :

‘Novum organum.
I. Considérer l’artiste comme un chercheur (désireux, acharné, ravi) qui trouve parfois, un travailleur désintéressé. (…)
Qui trouve parfois, mais il ne s’intéresse pas à ses trouvailles comme telles : il continue à chercher.
Homme de laboratoire : laboratoire de l’expression (NIO, II, 981).’

L’exemple des peintres vient donner une dignité nouvelle à l’activité de chercheur que Ponge revendique depuis dix ans, depuis le « Bois de pins » : « Vertu de la recherche authentique donnée comme telle » (ibid., 981).

Avec « Le Murmure », quasi-contemporain du texte précédent, Ponge infléchit le modèle de l’artiste vers celui de l’artisan. Il introduit en effet un thème nouveau, celui de la réparation du monde, tâche indispensable et à laquelle œuvrent, avec une modestie exemplaire, quelques artistes :

‘La fonction de l’artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. (…) Son rôle est modeste, on le voit. Mais l’on ne saurait s’en passer (M, I, 627-628). ’

Il est remarquable que la fonction de l’artiste soit désormais définie non comme création mais comme réparation : l’évolution va en effet dans le sens de la « modestie ». Ceci est encore plus net dans « Braque-dessins », où la fonction de l’artiste se caractérise par sa modestie artisanale. L’artiste y prend même figure de simple mécanicien :

‘Lorsqu’on entre dans l’atelier de Braque, vraiment c’est un peu, qu’on m’en croie, comme chez un de ces mécaniciens de village, auxquels bien des automobilistes ont eu à faire (…). Plusieurs voitures sont au fond, immobiles (…). L’homme va posément de l’une à l’autre, selon l’urgence et le bon emploi de son temps. (…) Il ne s’agit que de les remettre en route, avec les moyens du bord, souvent réduits (AC, II, 587). ’

Cette nouvelle approche de l’artiste est déduite d’une notion également inédite jusqu’au « Murmure », celle du « fonctionnement » du monde :

‘Jamais, certes, depuis que le monde est monde (…), jamais le monde dans l’esprit de l’homme n’a si peu, si mal fonctionné.
Il ne fonctionne encore que pour quelques artistes. S’il fonctionne encore, ce n’est que par eux (M, I, 627). ’

Le propos des artistes est de « remettre en route » le monde, « par fragments, dans leur atelier » (AC, II, 586-587). La notion de fragment est importante. Filant la métaphore du mécanicien, Ponge insiste sur le caractère à la fois partiel et unique de chaque réparation, car « jamais il ne s’agit que de cas d’espèce » et il ne viendrait pas à l’esprit de l’artisan « de s’en tenir à l’une de ces trouvailles (…) ni de l’exploiter en système » (ibid., 587). L’éthique ainsi décrite rappelle celle que Ponge présentait, à l’époque de La Rage, dans « Berges de la Loire » : « ne sacrifier jamais l’objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j’aurai faite à son propos » (RE, I, 337). Elle confirme aussi la règle d’« une rhétorique par poème » (PR, I, 198).

Selon le même principe de transposition du pictural au littéraire, les dessins de Braque, c’est-à-dire ses esquisses, ses tentatives préliminaires, entrent en équivalence, par rapport à ses tableaux, avec les « brouillons » de Ponge par rapport à ses textes achevés. Affirmant sa prédilection pour tout ce qui donne à voir le travail en cours, l’humble affrontement quotidien d’un homme avec la matière (formes ou mots) qu’il travaille, Ponge avoue « préférer presque aux chefs-d’œuvre ces (…) pages d’étude où s’inscrivent toutes vives les péripéties du combat avec l’ange » (AC, I, 584). Aux tableaux achevés il préfère la trace des « desseins » :

‘Que dessine Braque ? ses desseins. (…) Des propositions sans délectation ni jactance, hasardées seulement, posément, et pouvant au besoin être retirées. Une suite de tentatives, d’erreurs tranquillement compensées, corrigées (ibid., 588).’