La personne de l’artiste : le véritable objet d’art

Dès « Braque ou l’Art moderne », Ponge soulignait la mise en œuvre, dans l’art, des qualités propres à la personne de l’artiste, qualités que l’artiste « réinvente » chaque fois

‘à partir (…) de ses plus simples rapports d’individu à Société et d’homme à Nature, et (qui plus est) à propos de ses défauts les plus particuliers, à propos de sa révolte, de son inadaptation, et des grincements que provoque l’insertion dans la nature de sa personne, cette nouveauté (PAE, I, 137-138). ’

Comme le signale Robert Melançon, « c’est un thème constant du Peintre à l’étude que l’art procède d’exigences intimes, qu’il est lié à la personne de l’artiste »598. Dans « Déclaration, condition et destin de l’artiste », Ponge réaffirmera que « [l’artiste] exprime face au monde (à propos des émotions qu’il en reçoit) son plus particulier. Respecte son impression première : ce qu’il reçoit des objets du monde » (NIO, II, 981). Mais c’est avec « L’Atelier » que s’opère une véritable focalisation sur la personne de l’artiste.

« Nous approchant d’eux [les ateliers d’artistes] au plus près, nous serons aussitôt frappés de la présence devinée en leur intérieur incontestablement d’une personne » (AC, II, 568), écrit Ponge. Il insiste sur la dimension physique, voire organique, de cette personne, décrivant – comme on pourrait le faire à propos d’un animal – son « activité spasmodique, parfois accélérée, souvent ralentie », incitant à observer « ces yeux, leur expression muette, ces gestes lents et ces précautions ; et cet empêtrement ; et parfois même cette immobilité muette de nymphes » (ibid., 569). La comparaison avec l’animal devient explicite un peu plus loin, avec l’identification de l’artiste et de son atelier respectivement à un insecte et à son cocon :

‘disons qu’il s’agit ici, sur le corps de certains bâtiments, comme parfois sur la branche d’un arbre ou sur la feuille d’un mûrier, d’une sorte de nids d’insectes, – d’une sorte de cocons.
Et donc, bien sûr encore, d’un local ou d’un bocal organique, mais construit par l’individu lui-même pour s’y enclore longuement (…). 
Et à quelle activité s’y livre-t-il donc ? Eh bien, tout simplement (et tout tragiquement), à sa métamorphose. (…) à l’aide de tels membres grêles épars, échelle, chevalets et pinceaux ou compas (…), laborieusement ou frénétiquement parfois, l’artiste (c’est le nom de cette espèce d’homme (…) mue et palpite et s’arrache ses œuvres. Qu’il faut considérer dès lors comme des peaux (ibid., 569).’

Cette métaphore longuement développée est capitale. Notamment en ce qu’elle remplace l’ancienne métaphore de la coquille par celle du cocon. Je reviendrai plus loin sur ce point, mais ce que je voudrais souligner ici c’est la notion d’une métamorphose inhérente au travail. Cette métaphore, écrit Robert Mélançon, « impose la conclusion que les œuvres sont les résidus d’une modification de la personne de l’artiste, qui est le véritable objet et le chef-d’œuvre de l’art »599. L’exercice de l’art devient processus de métamorphose pour l’artiste. Cela éclaire encore davantage le sens très particulier que Ponge donne au fait de « s’exprimer ». L’artiste n’exprime pas ce qu’il est, son identité donnée, préalable à l’exercice de son art ; c’est par cet exercice même qu’il accède à cette identité.

Deux ans plus tard, « Braque dessins » confirmera l’intérêt prépondérant de Ponge, dans son approche de l’art, pour la personne de l’artiste : ce texte présente en effet comme le « summum » pour l’amateur d’art le fait de « jouir humainement, plus encore que des œuvres elles-mêmes, des qualités rares et touchantes qu’elles révèlent chez leur auteur » (AC, II, 584). Il semble bien que pour Ponge le véritable objet d’art soit l’artiste lui-même, en tant qu’individu aux prises avec l’expression, et parvenant dans cet affrontement même à se constituer dans son identité.

Mais l’identification de Ponge à l’artiste n’est pas encore totalement établie au moment où il écrit « L’Atelier ». En témoigne la distance que le texte entretient, par son dispositif énonciatif, entre l’artiste et celui qui, l’observant du dehors, commente son activité. Le locuteur est en effet dans la position – presque douloureuse – d’obscur observateur d’un lumineux spectacle entrevu à travers la paroi vitrée de l’atelier. « Obscur » dans tous les sens du terme : « nous qui logeons à telle obscure enseigne de ne pouvoir, si nous ne nous trompons, nous croire artiste (ni poète) » (ibid., 567) note l’auteur dès les premières lignes du texte. « Obscure enseigne » renvoie entre autres aux conditions matérielles extrêmement difficiles dans lesquelles se trouve Ponge à cette époque600.

Notes
598.

Note sur « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », OC I, p. 950, note 2.

599.

Notice sur Le Peintre à l’étude, OC I p. 928-929.

600.

Particulièrement en 1948, année où il voit saisir son mobilier.