L’artiste (l’écrivain) et son public (son lecteur)

En 1950, en revanche, l’identification de Ponge à l’artiste paraît accomplie ; du moins est-elle revendiquée, dans « Le Murmure », et il est remarquable qu’elle le soit dans le cadre d’une adresse au lecteur, l’une des plus confiantes que Ponge ait jamais exprimées :

‘Quel que soit le lecteur de ces lignes, la vie, puisque enfin il peut lire, lui laisse donc quelque loisir. Et non seulement sa vie, mais sa pensée même, puisqu’il confie ce loisir à la pensée d’un autre homme. (Lecteur, entre parenthèses, sois donc le bienvenu en ma pensée…)
Mais si maintenant ma pensée est seulement celle-ci : de te conserver à ton loisir, de t’engager plus profondément en lui – et si j’y parviens… Alors peut-être suis-je un artiste (M, I, 623)’

Il semble en effet que l’identification de Ponge à l’artiste soit d’emblée inséparable d’une conception de l’œuvre définie empiriquement, à partir de l’effet qu’elle est capable de produire chez le lecteur. L’œuvre d’art, c’est ce qui génère chez autrui un certain nombre de sentiments heureux, à commencer par un plaisir profond et durable :

‘il se trouve que certains hommes sont capables (…) de produire (…) des objets tels qu’ils puissent être choisis par toi pour que leur contemplation ou leur étude occupent profondément ton loisir, le satisfassent, lui suffisent et ne t’engagent en rien d’autre.
Voici que tombe sous nos sens quelqu’un de ces objets étranges (…) ; sa considération provoque en nous – d’abord je ne sais quel mouvement d’instinct (…) – puis nombre de sentiments profonds ou élevés – et nous désirons nous l’approprier, ou du moins en conserver l’usage pour notre plaisir éternel. (…) Un tel objet est une œuvre d’art. Celui qui l’a produite est un artiste (ibid., 623-624)’

Cependant Ponge se refuse absolument à tomber pour autant dans l’alternative traditionnelle consistant à opposer les charmes que dispenserait l’artiste à la conviction qu’imposerait l’intellectuel. Charmer et convaincre lui paraissent l’un comme l’autre les pôles du « plus fastidieux des manèges » ( M, I, 625). Or dans la critique qu’il fait de cette opposition il opère un dépassement spectaculaire par rapport à la façon dont lui-même a pu, par le passé, envisager la relation de l’auteur à son lecteur, notamment à travers la figure du bouffon :

‘(…) nous le voyons bien : du mécénat à l’art dirigé, de l’état de bouffon à celui d’ingénieur des âmes, du poète badin au poète penseur, des tours d’ivoire aux tréteaux de meetings, du vrai au beau, au bien, et de l’aimable à l’utile, – la condition des artistes depuis des siècles s’est inscrite entre ces deux termes (ibid., 625). ’

Les termes en question correspondent en fait à deux postulations anciennes vécues par Ponge, toutes deux génératrices de risques graves : vouloir plaire (avec comme repoussoir la figure du bouffon), vouloir convaincre (avec celle du poète engagé). Dans « Le Murmure » Ponge se démarque des deux grandes figures qui lui ont servi antérieurement à métaphoriser sa position par rapport au public : celle, revendiquée par désespoir, du bouffon, et celle, longtemps assumée, de l’avocat.

« L’Atelier », lui, place la relation auteur-lecteur, par une homologie implicite avec celle qui unit l’artiste à l’amateur d’art, sous le signe d’un motif essentiel : celui de la transparence. En effet c’est avant tout par leur transparence – due à leurs larges verrières – que Ponge définit les ateliers d’artistes « dont l’aspect singulier est d’être, par tout ou partie de leur surface (murs et toits), translucides » (AC, II, 567, je souligne). Ce qui peut se traduire ainsi : le travail de l’artiste a pour caractéristique qu’il s’offre à la vue d’autrui. (Le point de vue énonciatif, dans ce texte, est, du reste, celui d’un observateur collé à la paroi transparente de l’atelier.) C’est, rappelons-le, parce que Ponge a été introduit dans l’atelier des peintres et que ceux-ci le lui ont ouvert en toute transparence, qu’il a pu renouveler profondément sa conception de l’art. Cette expérience le confirme dans le désir d’ouvrir, lui aussi son laboratoire au lecteur, et de se laisser voir par celui-ci dans l’exercice de son activité, avec les « empêtrements », et les « mues » qu’elle comporte. Désir qu’il ne va cesser de mettre en œuvre de plus en plus systématiquement.

On le voit, la rencontre de Ponge avec les peintres, et l’activité de critique d’art qui s’est ensuivie l’ont conduit à une profonde redéfinition de sa propre pratique. Si dans un premier temps la confrontation à l’art a pu avoir quelques effets déstabilisateurs, elle a finalement conduit Ponge à un repositionnement grâce auquel il dépasse la plupart des conflits qui l’agitaient après-guerre. Entre 1947 et 1950 Ponge affirme sa volonté de se définir avant tout comme artiste ; il choisit ouvertement le parti des artistes contre celui des intellectuels. Par ce ralliement, il échappe tout d’abord à l’isolement auquel pourrait l’exposer son retrait vis-à-vis du Parti communiste et des intellectuels en général. Il se donne une nouvelle appartenance, qui ne comporte toutefois aucun des aspects aliénants de la précédente, et lui paraît au contraire favorable à ce désir d’assumer sa « singularité » et de « prendre son propre parti », qui caractérise sa position après-guerre. Puis, en insistant sur l’engagement des artistes au service de l’homme, et sur leur capacité à fournir une réponse au trouble de l’époque, Ponge se situe dans une mouvance qui lui permet de rectifier les malentendus auxquels a pu donner lieu la réception du Parti pris des choses. C’est pratiquement l’ensemble des difficultés auxquelles il était confronté dans l’immédiat après-guerre – et que j’évoquais au chapitre précédent – qui se trouvent ainsi levées. La réflexion sur l’art a conduit Ponge à un approfondissement des valeurs morales, esthétiques, politiques qui gouvernent sa propre pratique. Il est désormais prêt à les faire connaître, à s’expliquer plus qu’il ne l’avait encore jamais fait, à faire à son tour entrer le lecteur dans son atelier.