A. Parole incarnée

Depuis les débuts du Savon (1942) se disait une aspiration à faire vivre la parole dans sa réalisation immédiate, improvisée (son « bafouillage »), et à faire venir le corps parlant sur le devant de la scène. Ainsi, dans les passages du texte rédigés en 1944 et 1946, l’acteur chargé de déclamer le poème du savon, en l’absence de toute note écrite, est-il en somme « tout nu », comme l’est le savon une fois extrait de ses « enveloppes de papier ». Celui qui parle s’engage tout entier, dans un moment, dans un corps, dans un échange.

L’enracinement de la parole dans le corps avait déjà été souligné dans « Braque le Réconciliateur » (en 1946) par la métaphore du chant du rossignol, qui donnait pour enjeu à l’expression rien de moins que la possibilité pour un corps de tenir sa place juste dans le monde : le chant du rossignol, émanation du corps de l’oiseau, est ce qui assure l’équilibre de ce corps sur la branche où il se tient614. Et dans un registre plus trivial, Ponge n’avait pas hésité à rapprocher l’expression à la fois des excréments (dans son étude sur Fautrier) et des menstrues (à propos des Proêmes).

Dans la « Tentative orale », on a vu que l’accent était mis d’emblée sur la co-présence physique de l’orateur et de son public (avec la menace implicite qu’elle comporte) et sur le trouble de celui qui « se montre » pour la première fois. L’acte de prendre la parole se trouve ainsi, avec la « Tentative », survalorisé au détriment du contenu. Le but est de faire sonner la parole, de la faire advenir pleinement. L’adéquation de la parole à la singularité de l’être (réussir à « chanter son plus particulier » est le but annoncé de tout le travail de cette période) se confond, le temps de la « Tentative », avec le fait de réussir le passage de cette parole à travers le corps de l’orateur. Ceci peut être éclairé par un commentaire rétrospectif de Ponge dans les Entretiens avec Philippe Sollers, à propos de Malherbe :

‘comme par exemple le courant électrique passant à l’intérieur d’une ampoule (…) produit de la lumière et de l’éclat, eh bien ! quand la parole passe à travers la complexion de quelqu’un qui est à la fois désireux, violemment, parfaitement furieux de désir, et conscient, et sans illusions quant à ce qu’il peut produire, eh bien ! la parole rougit et éclaire, du fait qu’elle ne fait que se dire elle-même (EPS, 191-192).’

Il fallait que la parole passe, et en public, par le corps. Il fallait faire assister à sa naissance. L’émergence d’une parole véritablement singulière devait passer par cette épreuve. Ponge conceptualisera plus tard cette intuition, avec ce qu’il appellera « la parole à l’état naissant » et désignera la « Tentative orale » comme tentative d’ « exemplifier » la « verbalisation en acte » et de « démontrer publiquement que l’acte de l’artiste (…) était une sorte d’opération » (EPS, 97).

Il est remarquable que l’autre grand texte qui prolonge et renforce l’association entre corps et œuvre, « l’Atelier » (1948), présente lui aussi une naissance de la parole (de l’œuvre) devant témoin. En effet on a vu que la « métamorphose » à laquelle l’artiste se livre dans son atelier est décrite du point de vue d’un observateur assistant à cette métamorphose derrière la paroi vitrée de l’atelier. Et ce qu’il lui est donné d’observer engage l’être entier de l’artiste, qui à l’intérieur du « cocon » de son atelier, est en train, comme la chrysalide, d’opérer sa propre transformation. Il est intéressant, quant au rapport de l’œuvre avec le corps, de comparer l’image de l’artiste dans son cocon avec celle, naguère si insistante, du mollusque dans sa coquille. Passant de la coquille au cocon, l’artiste ou l’écrivain passe d’un état défini une fois pour toutes (l’enfermement dans une sécrétion protectrice) à une activité de transformation, limitée dans le temps. La coquille est l’habitat définitif de l’animal : entre elle et lui le rapport est d’adaptation et de protection (se « garder »…). Le cocon n’est que le lieu transitoire où la chrysalide s’enferme pour accomplir sa métamorphose. De plus, la métaphore de la coquille faisait de la parole une sécrétion qui, bien que produite par l’être vivant, lui servait d’enveloppe extérieure, alors que dans le cocon s’accomplit une métamorphose intérieure qui concerne l’être tout entier. La différence est essentielle : désormais la parole n’est plus considérée comme une production de l’être, mais comme une transformation de cet être. Le rapport de l’artiste à son œuvre n’est pas de simple engendrement.

L’un des manuscrits de « L’Atelier » fournit sur ce point un commentaire éclairant : Ponge, y définissant l’atelier comme cocon, renonce du même coup à « l’idée que l’artiste engendre l’œuvre » ; celui-ci, dit-il, « est travaillé, et non par l’œuvre mais par autre chose, ( …) il y perd ses peaux, y mue (…), les œuvres successives étant plutôt ses peaux que ses enfants »615. L’image des « peaux » abandonnées successivement rappelle et confirme l’intuition originelle de l’écorce se détachant de l’arbre, présente dès « Le Tronc d’arbre »616, en 1926, et reprise peu après dans « Raisons de vivre heureux », où les différentes « manières » d’un auteur « à chacun des ses âges » sont comparées aux « successives écorces d’un arbre, se détachant par l’effort naturel de l’arbre à chaque époque » (PR, I, 199).

A propos du passage nécessaire de la parole à travers le corps, de la naissance de la parole, il me faut encore mentionner ces notes prises pendant le séjour de Ponge en Algérie617, et qui, à quelques jours d’intervalle, se répondent pour tenter de mettre à jour une intuition concernant l’enracinement physique de la parole – comme de l’écriture : le 23 décembre 1947, dans « Pochades en prose », Ponge tente de reformuler son très ancien mot d’ordre « il faut parler » et semble, ce faisant, saisi de trouble : « Il faut parler, il faut forcer la plume à rendre un peu… Il faut parler, il faut tenir la plume… » (M, I, 551-552). Si le « il faut » n’a pas varié, gardant toute sa force injonctive, le « parler » vacille dans l’attente d’un nouveau contenu, peut-être parce que la distinction entre parler et écrire a quasiment disparu. Ponge poursuit cependant :

‘Il faut fixer la plume au bout des doigts, et que tout ce qu’on éprouve parvienne à elle et qu’elle le formule… (…) Toujours la plume au bout des doigts et que chaque « pensée », que chaque mouvement de l’arrière-gorge, du cervelet ( ?) se voie transcrit par les mots convenables sur le papier au moyen de la plume.
Formulation au fur et à mesure.
Tant que je n’aurai pas le parfait usage de ce moyen, de cet instrument, (…) je ne pourrai me prétendre écrivain. (…)
Mais comment, par quelle aberration continuée, se fait-il que je ne m’avise de cela que vers ma cinquantième année ? (M, I, 552)’

Moins que jamais l’écriture est séparée de la parole. La plume qui écrit est désormais envisagée comme un prolongement du corps, susceptible d’enregistrer les tressaillements non seulement du cerveau mais aussi de l’appareil phonatoire (de « l’arrière-gorge »).

Quelques jours plus tard, cette « arrière-gorge » se voit définie comme le lieu quasi-sacré du Verbe. Le 4 janvier dans « My creative method », Ponge note que s’il est « fier » lorsqu’il parvient à « une belle image », à une « représentation hardie, neuve et juste », c’est qu’il lui semble avoir 

‘donné à jouir à l’esprit humain. (… ) Non pas seulement donné à voir, (…), non ! donné à jouir à ce sens qui se place dans l’arrière-gorge : à égale distance de la bouche (de la langue) et des oreilles. Et qui est le sens de la formulation, du Verbe. (…) Ce sens qui jouit plus encore quand on lit que quand on écoute (mais aussi quand on écoute), quand on récite (ou déclame), quand on-pense-et-qu’on-l’écrit(ibid., 523-524).

Cette notation, postérieure de quelques jours à celle des « Pochades en prose » insiste sur le fait que toute parole, orale ou écrite, est destinée d’abord à être prononcée ou entendue. Il n’est plus question de la plume ni du papier. Le lieu de la parole s’est totalement intériorisé, indépendamment de son support, pour se confondre avec un nouvel organe des sens – ou du sens – que Ponge situe « à égale distance de la langue et des oreilles ». C’est là que se produit la jouissance, même si elle se traduit par l’écrit (« quand on pense et qu’on l’écrit »). Comme dans la « Tentative orale », Ponge cherche à court-circuiter l’étape de l’« idée » pour situer l’essentiel de l’opération de parole non dans la conceptualisation mais dans l’actualisation. Et, fait très important, le critère de l’accomplissement de cette parole se situe dans la jouissance qu’elle procure. On a vu que la « Tentative » esquissait une avancée vers le futur concept de l’« objoie ». C’est également ce concept qui informe ce passage de « My creative method ». La parole se définit par la jubilation qu’elle procure à qui la profère et à qui l’entend, jubilation qui signale qu’elle atteint à une vérité.

C’est, initialement, le travail sur Le Savon qui a fait émerger le thème de la jubilation :

‘Qu’intervienne un homme (…) qui a besoin du savon. Qui reconnaisse ses qualités, propriétés, susceptibilités, et sache en user (…). Alors on assiste (…) à la jubilation de notre objet dans le don de soi. (…) Il a trouvé son heure et son heur (S, II, 380-381). ’

Puis « Matière et mémoire » avait mis au premier plan la nécessité du « bonheur » du matériau dans le processus de création, tandis que « Braque le Réconciliateur » insistait sur l’importance de « se débarrasser de l’idée, de la remplacer par un objet esthétique » (PAE, I, 131). C’est surtout avec « Le poète propose la Vérité » (août 1946) que le thème de la jouissance comme indice de vérité avait pris forme. Tout ceci aboutissait, dans le cadre de la « Tentative orale », à une première évocation de ce qui serait nommé plus tard « objoie »618.

L’extrait de « My creative method » cité plus haut fait mesurer le chemin parcouru depuis 1944 : l’érotisation qui avait alors été introduite dans la relation au lecteur se double à présent d’une érotisation de la matière verbale et d’un enracinement de la parole dans le corps parlant. L’objectif assigné à la parole est désormais de l’ordre d’un orgasme obtenu grâce à la prise en compte de tous les éléments (la personne de l’auteur, celle du lecteur, les « désirs » du matériau) en jeu dans l’expression. Tel est l’aboutisssement du processus d’interactivité mis en place dans Le Savon. La parole est affaire plurielle, affaire de collaboration interactive, et non de solitude du moi face au monde.

Si de sa parole Ponge avait souhaité initialement faire un objet (en faisant de ses poèmes des équivalents d’objets), désormais il prend de plus en plus en compte l’humain, l’incarnation humaine. Or si celle-ci est inséparable du corps, elle l’est également des données physiques que sont l’inscription dans le temps et l’espace, c’est-à-dire pour ce qui concerne la parole, de son actualisation.

Notes
614.

« Qu’on s’en persuade, lorsqu’un rossignol chante, c’est que son équilibre l’exige, et qu’il tomberait de la branche s’il ne chantait à l’instant » (PAE, I, 129).

615.

Manuscrit des archives familiales. Cité par Robert Mélançon dans sa notice sur « L’Atelier », OC, II p.1546.

616.

« Détache-toi de moi ma trop sincère écorce » ( PR, 231).

617.

De décembre 1947 à février 1948.

618.

Ponge emploiera le mot dans une lettre de 1954 à Paulhan, mais c’est seulement dans l’« Appendice V » au Savon, en 1965, qu’aura lieu l’apparition « officielle » du terme.