B. Parole actualisée : « Nous marchons dans les pas du temps, guéris »

[Parole actualisée : « Nous marchons dans les pas du temps, guéris »619]

Très tôt soucieux de l’efficacité pragmatique de la parole, Ponge travaille, à partir de La Rage, à réduire systématiquement l’opposition traditionnelle entre parole et action, en privilégiant le processus créatif par rapport à l’œuvre achevée, et en en exhibant les « moments » successifs. Mais c’est avec la « Tentative orale » qu’il en tente la démonstration publique. La parole à l’œuvre dans la « Tentative » ne cesse de désigner son actualisation, à la fois au sens où elle se fait acte et au sens où, mettant en avant son caractère oral, elle revendique son inscription dans le temps et l’espace, à l’opposé de l’écriture oraculaire telle que la définit Ponge.L’actualisation de la parole entre en conflit également avec l’ancien idéal d’une parole qui tienne toute seule, indépendamment des circonstances de son énonciation : « La parole serait donc aux choses de l’esprit leur état de rigueur, leur façon de se tenir d’aplomb hors de leur contenant » (PR, I, 174). « Rigueur » (de rigor, « rigidité causée par le froid ») n’était pas sans évoquer la rigor mortis, la rigidité cadavérique. L’itinéraire est donc celui qui conduit d’un idéal de roideur à une réconciliation avec le flux de la parole, flux lié à un corps, à une histoire, à un déroulement temporel.La parole rigoureuse et gelée laissera place, avec La Seine, à une parole définie par son « cours », donc comme essentiellement inchoative.

Il est intéressant, à ce propos, de noter que le dictionnaire620 propose trois principaux antonymes au mot « parole » : « action », « écrit » et « silence »… De ces trois termes, seul le troisième aura été, pour Ponge, considéré comme un véritable antonyme. Dans l’ordre (chronologique) pongien, la parole se sera en effet d’abord définie et constituée contre le silence, suprême menace initiale. Mais de l’écrit et de l’action elle tentera au contraire de se rapprocher, en contestant les antonymies couramment établies. Elle se constitue d’abord, paradoxalement, à l’ère du Parti pris des choses, comme « parole écrite » par opposition à une parole orale dévaluée, et elle cherche par ailleurs, à partir de La Rage, à affirmer sa dimension d’acte. Au moment de la « Tentative orale », Ponge joue, le temps d’une conférence, de l’antonymie parole-écrit, en choisissant l’oral contre l’écrit, ce qui lui permet de faire fonctionner au maximum la dimension d’actualisation de la parole. Mais ce n’est pas un aboutissement : un moment seulement, dans un processus qui vise à finalement dépasser les catégories de l’oral et de l’écrit, pour installer la parole dans sa dimension d’acte.

A propos de l’actualisation de la parole, il me faut enfin dire quelques mots d’un texte essentiel à cet égard, Nioque de l’avant-printemps, texte daté de 1950 et qui se caractérise par son adéquation étroite – constamment revendiquée – avec la saison qu’il décrit et à laquelle il est écrit. Ainsi dans cette note, datée du 6 avril où Ponge, relisant les descriptions de paysage qu’il a écrites les jours précédents leur donne leur titre, « Paysage d’avant-printemps » et ajoute ceci, qui lui semble participer d’une « préface-réflexion » : « Je ne puis rien dire, écrire (ni penser) d’autre que ce que la saison m’inspire » (NIO, II, 962).

La saison en question, intermédiaire entre l’hiver et le printemps, revêt un caractère précieux car extrêmement fugitif. Il faut donc s’empresser d’essayer de la saisir, dans le moment même :

‘Voici où nous en sommes, la caractéristique de cette saison, l’avant-printemps : entre la nécessité de faire du feu (…) – et la possibilité, grâce à certaines éclaircies ensoleillées (…) de n’en point faire et de jouir du soleil.
Dans quelques jours il sera trop tard, nous serons dans l’aise, le confort du vrai printemps (ensoleillé. Feu devenu inutile). Nous aurons oublié cette sensation (émotion). Nous ne pourrons plus rien en dire.
Faudra-t-il donc attendre l’année prochaine pour reprendre ces notes et achever le tableau ? (ibid., 963)’

L’actualisation de la parole dans un moment précisément défini se renforce de l’identification du locuteur, ou plutôt de son corps, à la saison en question. Faire parler cette saison-là c’est faire parler ce corps-là. A l’humidité ambiante des paysage soumis aux bourrasques et aux tempêtes, « tout balayés d’eau » et cependant de loin en loin brusquement ensoleillés, répond l’état des humeurs internes : « j’ai pas mal de mucosités, de catarrhes, pas le corps trop libre, l’esprit assez gourd et embrumé et ruisselé qui s’ensoleille tout à coup. Ça c’est bon » (ibid., 961). Le corps lui-même est décrit comme « un vieux tronc d’arbre noueux » (ibid., 961), tout semblable à ces arbres encore dépouillés dont l’auteur évoque la présence à son entour.

Cette inscription dans un moment particulier se double d’un profond sentiment de l’écoulement du temps, de la nécessaire acceptation du temps. Et ceci dès les premières pages :

‘la pendule ou l’horloge battent la mesure du cœur et du temps (de la grave, de la désespérante fuite du temps). 
Tout s’écoule (nous vieillissons), mais les enfants montent les marches (du perron) du temps pour venir en riant à la salle à manger (ibid., 959).’

L’acceptation du passage du temps va jusqu’à un sentiment presque joyeux de proximité avec la mort : « Et l’idée de la mort, la possibilité de mourir (par un coup de vent) à chaque instant qui me traverse. Ça c’est bon aussi » (ibid., 961). Cette formule « Ça c’est bon aussi » est caractéristique de Nioque, qui abonde en notations de ce genre, y compris les plus inattendues par rapport aux goûts habituellement affichés par Ponge : « cette pluie froide, c’est bien » (ibid., 965). C’est un texte d’approbation, de consentement.

En ancrant la parole dans un moment extrêmement précis qui est en même temps un suspens du temps, Ponge fait de l’« avant-printemps » un avant-parole où peut advenir « la parole à l’état naissant ».

Notes
619.

« Braque-dessins », L’Atelier contemporain, OC II p. 588.

620.

En l’occurrence le Petit Robert.