C. Avant-printemps, avant-parole, parole à l’état naissant

‘Nous avons à redire Novembre comme on ouvre un tiroir (trop plein de perles et de vieilles écharpes), qui se renverse (et déverse son trop-plein).
Mars est ici comme on secoue une dernière fois ces chiffons, comme on passe une dernière fois la serpillière (ibid., 958).’

Cette notation manifeste un changement dans l’appréhension par Ponge du cycle des saisons, ce thème omniprésent – et de très longue date – dans sa poésie. Jusque-là en effet, Ponge s’était arrêté principalement sur l’automne (son dépouillement, sa « tisane froide »621) et sur son corollaire, le printemps et son vain « vomissement » de vert. L’ensemble formait un dispositif cyclique assez décourageant, où l’automne venait annuler et démentir les velléités du printemps. Jamais encore Ponge n’avait dit « Mars » – ce mois qui est aussi celui de sa naissance622. « Nioque » semble ainsi offrir la possibilité d’une échappée hors du cycle, la possibilité d’une connaissance dans ce moment précis de suspens, juste avant le printemps, où rien n’est encore décidé, dans cet arrêt sur l’avant, avant ce moment imminent où « il sera trop tard, nous serons dans l’aise, le confort du vrai printemps » (ibid., 963). Une connaissance, c’est en effet ce dont parle ce mot de « nioque » (ou « gnoque ») formé sur le grec gnosis . Une co-naissance623 dans ce moment où tout va renaître.

L’avant-printemps c’est aussi l’avant-parole : ce temps où la nature va devoir repartir de rien, dévastée qu’elle est par les intempéries, où même les constructions humaines ont subi l’assaut des pluies (« la pluie, les intempéries font s’abîmer, dégradent les maisons rustiques »), où tout tend à retourner à l’état de matériaux grossiers, primaires (« la méchanceté élémentielle refait du sable, du gravier, du lit de ruisseau avec les murs des maisons et avec les murs des enclos » (ibid., 960, 965), c’est aussi le moment où la parole va réinventer le monde, reconstruire et consolider à partir du plus grossier, dans un véritable travail de terrassement, aux prises avec les matériaux primaires :

‘A chaque instant avoir perdu, devoir retrouver son vocabulaire, devoir repartir du vocabulaire le plus commun, grossier, terre à terre, du manque presque absolu de vocabulaire des paysans des ouvriers, de leur insigne, boueuse, terreuse maladresse : voilà qui est bon ! Bon signe. Une chance(ibid., 961). ’

Le goût de « tout reprendre du début » trouve encore une fois l’occasion de se manifester, et avec un consentement joyeux à la tâche, quand bien même elle est à accomplir avec des matériaux ingrats. On est loin du mécontentement ancien de Ponge devant les insuffisances de la langue. Ici, tout semble être regardé comme une chance et une occasion d’émulation, même l’action dissolvante de l’eau :

‘La pluie, ça dégrade, ça fait s’écrouler les murs, ça pourrit les bois mais ça lave, c’est salubre. Lutter avec ça, c’est bon. Il y faut une réinvention constante ; du solide, du bien, du rudement constitué.
On repart alors des raclements de gorge ou de gosier, des cailloux, des tas de cailloux sur la route (…) Comme il y a des tas de cailloux par endroits ramassés pour rempierrer les routes, certes il y a des mots. Il faut aller les y chercher. Dans le gosier, dans le gosier des autres, dans les livres, les dictionnaires. A la pelle, en raclant le gravier (ibid., 960-961).’

Les « raclements de gorge » sont caractéristiques de l’avant-parole, de la réaction physique de celui qui va se mettre à parler. Quant aux cailloux dans la bouche, ils rappellent ceux qu’utilisait – dit la tradition – Démosthène pour s’entraîner à surmonter sa difficulté d’élocution. L’acceptation enthousiaste des conditions de la prise de la parole telles qu’elles sont, de ses matériaux tels qu’ils sont, représente un tournant spectaculaire par rapport aux initiales positions de dégoût manifestées par Ponge devant la langue, son purin ou ses « vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes » (PR, I, 196).

L’ancrage de la parole dans ce moment précis de suspens qu’est l’avant-printemps, dans cette joie à tout recommencer, débouche sur une manière nouvelle de situer l’œuvre par rapport au temps. Celui-ci sera pleinement intégré dans l’œuvre, mais sous un aspect que Ponge nomme « temps sériel » et qu’il oppose au temps historique :

‘Nous ne chercherons rien (à dire) de « significatif » de notre époque (…). Nous chercherons (au contraire) ce qui n’en paraît pas significatif, ce qui ne rentre pas dans ses symboles (dans sa symbolique) : ce qui est du temps sériel (ou éternité) (ibid., 968). ’

Comme le souligne Jean-Marie Gleize, Ponge affirme là encore « l’insoumission de l’artiste aux directives idéologiques », car le temps historique est précisément celui « auquel les instances politiques, celle du camp auquel appartient encore Ponge, voudraient soumettre l’artiste »624. Ponge réaffirme un peu plus loin cette coïncidence entre temps sériel et éternité, à propos de la description des poiriers :

‘Les arbres en fleurs (notamment les fruitiers) (…) sont disposés comme des arbres généalogiques (les mariages y sont représentés par chaque bouquet de fleurs) dans le temps sériel (dans l’éternité) (ibid., 977).’

L’observation des poiriers donne du reste lieu à une « rhétorique du poirier » (ibid., 979) où s’affirme, en même temps qu’une modification significative du vieux thème du tronc d’arbre, une confiance nouvelle dans le temps. Le paradoxe initial est que ces vieux arbres « noueux, courts, trapus, retors », qui ont été si souvent « taillés, tronçonnés, amputés » qu’ils ressemblent à des « infirmes à moignons » sont aussi ceux qui vont se couvrir de fleurs délicates au printemps. « De ces moignons confirmés (de vieux infirmes, arthritiques) naissent des bouquets de premières communiantes ou de mariées » (ibid., 979). Le tronc d’arbre n’est plus préfiguration de la mort, n’est plus « ce que parfera la mort » (PR, I, 231). Les tailles successives ont eu pour effet d’y concentrer la sève destinée aux futurs fruits. Tout ce qui n’a pas été taillé s’est épaissi et noué, ayant été en somme « confirmé » par le retour régulier de la sève à chaque printemps : « Tout ce qu’on n’a pas coupé, on y repasse, une fois de plus à chaque printemps » (NIO, II, 979). Ainsi en est-il parfois de l’écriture :

‘souvent, quand on taille dans (pratique des amputations sur) le langage (une phrase), certains des mots qui restent prennent ce caractère (des troncs ou branches de poiriers) : il semble alors que la plume soit repassée sur eux, se les soit confirmés. (…) Car taillant quelque chose, on confirme automatiquement ce qui reste (ibid., 979). ’

Certes, comme le note Jean-Marie Gleize, la rhétorique du poirier « n’est pas exactement la rhétorique de Ponge » qui, lui, « choisira de tailler et de laisser sur place les éléments sacrifiés »625. Mais la notion de confirmation n’en est pas moins très éclairante quant à l’évolution de l’esthétique de Ponge, en lien avec une nouvelle appréhension du temps : « confirmer » (de confirmare, « affermir, fortifier, consolider »), c’est une nouvelle manière d’aboutir à la fermeté sans passer par la fermeture, mais au contraire en passant par des recommencements. La clôture du texte ne conditionne plus sa fermeté car celle-ci, désormais, c’est dans le temps qu’on l’obtient, en revenant sur ce qui a été écrit, en y repassant, en le confirmant par la répétition. Du reste, ce processus de confirmation dans le temps ne pourrait-il pas caractériser l’œuvre entière de Ponge ? « Tout ce qu’on n’a pas coupé, on y repasse, une fois de plus, à chaque printemps » : la formule peut se lire comme une définition de son propre parcours, de sa manière patiente, obstinée, de revenir sur des motifs anciens pour y faire circuler la sève.

A l’instar de cette parole de l’avant-printemps qui consent à toutes les intempéries, qui accepte de s’exercer en prenant le monde à bras-le-corps, c’est la parole dans son ensemble qui, à partir de 1947, se voit affecter d’un profond mouvement de réconciliation avec le monde.

Notes
621.

« La fin de l’automne », PPC, I, 16.

622.

Ponge est né le 27 mars 1899.

623.

La notion claudélienne de « co-naissance » est sans doute présente à l’horizon de ce texte. Ponge, grand lecteur de Claudel, emploiera en 1980 le mot de « co-naissance » dans le titre d’un article sur Braque (« Bref condensé de notre dette à jamais et re-co-naissance à Braque particulièrement en cet été 80 »).

624.

Notes sur Nioque de l’avant-printemps, OC II p. 1637, notes 3 et 4.

625.

Ibid., p. 1638, note 3.