D. Parole-murmure, en accord avec le monde

A partir de la « Tentative orale », l’originel parler contre tend vers une transformation en un parler avec.

Parler avec le vent

L’une des grandes déclinaisons du « parler contre » avait été, dès l’origine, le mot d’ordre du « parler contre le vent ». Or le thème de la violence infligée par le vent est, on l’a vu, largement revisitépar Ponge dans les années d’après-guerre. Là encore, c’est la « Tentative orale » qui joue le rôle de charnière : c’est là que le conflit de la parole et du vent connaît un début d’apaisement.

Dans la dernière partie de la « Tentative orale » Ponge développe longuement la métaphore de la forêt qui, au printemps, aurait « décidé » de parler, parce qu’« une forêt commence à s’exprimer au printemps » (M, I, 661). Mais, prêtant à son auditoire ses propres objections, il enchaîne :

‘Vous me direz que ce n’est pas ainsi qu’une forêt parle, que cela s’appelle feuillir, folioler. Qu’une forêt parle, par exemple, parle à la rigueur quand elle bruisse, quand ses troncs gémissent, quand ses branches brament , oui, mais alors elle parle (tout haut) parce qu’il y a du vent. Elle n’a pas plus de mérite. Elle a pris la décision de parler ? Peut-être est-ce l’air qui l’a prise (ibid., 661). ’

Voici le vent apparemment reconduit dans ses fonctions de tyran, et la parole à sa réactivité… Mais désormais le partage n’est plus si net. Le rapport de la parole et du vent donne lieu au contraire à une avalanche de questions :

‘Mais autre chose encore : elle parle, qu’exprime-t-elle ? Elle rend un son. Peut-on dire qu’elle répond au vent ? Peut-on dire qu’elle exprime sa résistance au vent, qu’elle parle contre le vent ? ou au contraire qu’elle l’approuve ? (ibid., 661) ’

Après cet « au contraire » qui, comme à l’accoutumée dans la « Tentative », vient saper toute possibilité de certitude, Ponge avance une hypothèse tout à fait inédite :

‘On peut dire aussi bien qu’elle prend à son compte ces mouvements de l’air, qu’elle danse, qu’elle chante, à l’unisson de cette musique, et voilà le ravissement ; et d’autres de dire : elle parle contre, elle a des arguments contre le vent, elle résiste, elle souffre, elle pleure. Moi je ne sais pas. Tout ce que je constate, c’est que s’il n’y avait pas d’instrument, il n’y aurait pas de musique (ibid., 661) ’

Sibylline, la phrase de conclusion sur ce sujet laisse entendre, renvoyant dos à dos les deux positions, que là n’est pas l’important, que la seule chose à considérer c’est le fait qu’il y ait musique, qu’il y ait chant des arbres. Maintenant il n’est plus interdit de chanter, car la parole ne se définit plus comme lutte pour imposer des arguments : « Sa voix [celle du poète] contre le vent aura cent arguments » écrivait Ponge en 1926 dans « Mon arbre » (PR, I, 190). Désormais s’il peut y avoir une musique c’est parce qu’on est dans un au-delà de l’argumentation.

On constate précisément une véritable avancée du thème musical en ces années d’après-guerre. Dans « Braque ou l’Art moderne » Ponge y faisait déjà référence, affirmant que dans « certains chefs-d’œuvre », le « moteur » « tourne à un régime » (…) où il ne vibre plus. Où il rend une musique (discrète) au diapason de la nature, quelque chose comme le chant de la toupie parfaite » (PAE, I, 139) (la musique de l’œuvre, au diapason de la nature, entre en écho avec celle de l’arbre en harmonie enfin avec le vent). Et un passage de Nioque évoquait, en l’espace de quelques lignes, tout à la fois la « musique des vaisselles », la « musique des baisers », celle de « la bouilloire, des fritures », et enfin la « musique des feux » (NIO, II, 958-959). Notion difficile à manier que celle de musique, car elle pourrait reconduire à un lyrisme que Ponge refuse. Et pourtant quelque chose d’une aspiration à rejoindre le chant du monde se fait jour en ces années, où Ponge définit la parole de l’artiste comme un murmure.

Quand il évoque dans la « Tentative » la forêt qui « bruisse », il renvoie, sans le nommer, à ce « murmure » des feuillages qui constitue un thème poétique traditionnel peu recevable à ses yeux. Et pourtant il désigne ici ce murmure comme l’essentiel, en tant que musique, – qu’il exprime le « ravissement » ou au contraire une plainte sourde. Au-delà des sentiments, il y a adhésion globale au monde.