Le titre du texte que Ponge compose en 1950, « Le Murmure », comporte un certain mystère dans la mesure où le texte n’y fait aucune allusion, laissant au lecteur le soin d’y déchiffrer l’inscription de ce murmure.
Celle-ci, sans doute, réside d’abord dans l’insistance sur la manière dont l’artiste se démarque de ce besoin de parler fort pour convaincre, qui caractérise selon Ponge bon nombre d’intellectuels, avides de « sermons » et d’« objurgations » (M, I, 626). Les premières notes consignées sur le manuscrit du texte disaient plus explicitement : « c’est à séparer d’eux [des intellectuels] les artistes(…) que je voudrais d’abord m’appliquer. Beaucoup d’intellectuels (…) ont voulu être de grands hommes, c’est-à-dire faire beaucoup de bruit »626. L’expression « faire beaucoup de bruit » nous renvoie à ces textes anciens dans lesquels Ponge dénonçait le bruit, comme un phénomène insupportable et, du reste, de nature idéologique. Dans « Les Ecuries d’Augias », pour évoquer l’« ordre de choses honteux » qui règne et qui « défonce les oreilles », Ponge commençait par remarquer que
‘dès le petit jour il s’impose physiquement par une précipitation, un tumulte, un ton si excessif, qu’il ne peut demeurer aucun doute sur sa monstruosité. (…) passe encore, (...) si tout cela ne parlait pas si fort, si cela n’était pas seul à parler (PR, I, 191-192). ’Le murmure est au contraire une forme d’expression discrète, sourde, douce, qui nécessite, pour être perçue, que l’on y prête attention. C’est précisément le contraire du bruit dénoncé par Ponge.
En définissant la forme d’expression de l’artiste comme « murmure », Ponge fait de l’art une pratique qui n’impose jamais, mais loin de « défoncer les oreilles », se propose à qui tend l’oreille. L’art et le discours (il s’agit ici du discours militant des intellectuels) se caractérisent par un rapport complètement différent au destinataire. Le discours tente de convaincre, de délivrer un message en entrant de force par les oreilles (ainsi se trouve implicitement instaurée une proximité entre le bruit de « l’ordre honteux » et celui des idéologies les plus progressistes) ; l’œuvre d’art, qui nécessite d’être volontairement regardée, ne comporte pas cette violence intrusive, et du reste elle ne peut se laisser ramener à l’imposition d’un message. Elle agit sur la sensibilité, en suscitant un écho sensible. De plus, l’adhésion qu’elle provoque (lorsqu’elle y parvient) a un caractère global, massif, alors que le discours veut constituer des unités de sens, faire distinguer des idées. Il présente un caractère essentiellement discret, discontinu, qui est le propre de l’abstraction. L’œuvre d’art est « concrète » (même lorsque elle est non figurative) au sens où elle procède d’une vision globale du monde. La notion de murmure implique celle de continuité indistincte. Le murmure est un bruit si doux qu’il est perçu comme un arrière-plan continu, appartenant aux soubassements du monde. L’opposition entre l’art et le discours relève également ainsi d’une opposition entre continuité et intermittence.
C’est que la notion de murmure ne renvoie pas seulement à l’expression humaine, mais aussi à la nature, et donc à une forme de constance indépendante de l’agitation humaine. «Honteux de cette agitation sordide des hommes (…), nous avons observé que la Nature autrement puissante que les hommes fait dix fois moins de bruit » (PR, I, 196), écrivait déjà Ponge à la fin des années vingt. Appliqué aux objets de la nature, le murmure désigne un bruit confus, doux, léger, comme celui des feuillages dans le vent ou des eaux qui coulent doucement… C’est un bruit qui suppose une harmonie, un bruit en accord. Aussi le thème du murmure s’inscrit-il également dans le texte à travers celui de la réconciliation et du fonctionnement. Selon Ponge, le pouvoir de l’artiste lui vient « d’une sensibilité au fonctionnement du monde et d’un violent besoin d’y rester intégré » (M, I, 628, je souligne). Et l’artiste est moins enclin que l’intellectuel à se vivre comme conscience malheureuse, séparée d’un monde dont le sens lui paraît absent :
‘la non-signification du monde (…) ne saurait désespérer les poètes, car eux ne travaillent pas à partir d’idées, mais disons grossièrement de mots. Dès lors, nulles conséquences. Sinon quelque réconciliation profonde : création et récréation. C’est que pour eux enfin, qu’il signifie ou non quelque chose, le monde fonctionne. Et voilà bien après tout ce qu’on leur demande (aux œuvres comme au monde) : la vie (ibid., 628). ’« Le Murmure » propose ainsi une parole qui exprime le fonctionnement du monde et le dynamisme de la vie, qui y soit intégrée et réconciliée. Le chemin parcouru est considérable par rapport à l’opposition initiale de la parole et du mutisme des objets. Désormais la parole peut s’inspirer du murmure produit parfois par les objets du monde, pour peu qu’on tende l’oreille pour l’écouter. La parole-murmure s’oppose à la fois au mutisme (des objets, de soi-même) et à la parole-bruit de ceux qui parlent fort pour convaincre.
Et cependant, le terme de « murmure » renvoie encore à une autre acception, qui peut sembler s’inscrire en faux par rapport à ce qui précède : celle d’un refus d’obéir, d’une contestation sourde de l’ordre imposé. Ponge l’employait précisément ainsi dans le contexte d’une définition de la parole, en 1927 :
‘On peut être sûr qu’elle rendra un son si elle est conçue comme une arme. Il s’agit d’en faire l’instrument d’une volonté sans compromission, – sans hésitation ni murmure (PR, I, 172, je souligne).’Près de vingt-cinq ans plus tard, Ponge réintroduit dans sa parole ce murmure qu’il s’interdisait en 1927. Il s’imposait alors à lui-même un impératif de rigueur à la fois morale et esthétique contre lequel il s’interdisait de murmurer. Il faisait taire son propre murmure, sa propre plainte, au nom d’une exigence poétique. Réintégrer le murmure participe du mouvement de réconciliation évoqué plus haut. La frontière s’estompe entre le murmure humain (fait de mots) de protestation sourde, et le murmure des choses (sans mots) qui exprimerait un accord. Peu importe, finalement, que le murmure des arbres exprime de leur part une plainte ou un ravissement. Il est leur façon d’être au monde. Le murmure des choses offre à l’homme le modèle d’une parole dans laquelle il peut intégrer aussi son murmure de protestation, sans que soit menacée son adhésion d’ensemble au monde.
La vertu réconciliatrice du murmure, c’est peut-être dans la mise en commun des formules de Braque (le « Réconciliateur » par excellence) et de celles de Ponge lui-même qu’elle s’exprime le plus lumineusement, avec ce passage de « Braque-dessins » :
‘Chez Braque, c’est tout notre monde qui (…) frémit et quasi spontanément se remet en marche. Il résonne. La réconciliation a eu lieu. Nous sommes « à l’unisson de la nature ». A l’heure. Dans le perpétuel « présent ». « Le perpétuel et son bruit de source. »Peut-être, depuis le début, s’agit-il pour Ponge de réconcilier la parole avec le temps… La notion de murmure œuvre profondément à cette réconciliation. Le murmure offre en effet une continuité qui est en même temps renouvellement permanent. Le perpétuel, avec lui, rend « un bruit de source ».
Cité par Bernard Beugnot, dans sa notice sur le texte, OC I p. 1107.
Les guillemets intérieurs signalent des citations de Braque empruntées à Le Jour et la Nuit.