Bilan en 1951

Au terme de cette période de l’immédiat après-guerre l’on constate d’abord qu’a été mise en œuvre une puissante dynamique dans laquelle toutes les difficultés rencontrées initialement par Ponge ont pu donner lieu, dans un spectaculaire dépassement, à une reconfiguration des conditions d’exercice de la parole.

Il en est ainsi du problème que soulevait la question de l’appartenance de la parole : le désir de l’auteur de prendre son propre parti entrait en conflit avec l’impératif éthique d’inscription dans la communauté, lequel cependant ne coïncidait plus avec l’appartenance politique choisie dix ans plus tôt. En se ralliant aux artistes, Ponge s’est alors donné une autre appartenance, qui se révélera provisoire mais dont les bénéfices sont pour lui essentiels à l’époque : elle lui montre la voie de l’indépendance de sa parole, et lui propose un mode de fonctionnement dans lequel l’essentiel se joue dans le travail sur la matière, – picturale ou verbale –, dans l’implication de l’artiste dans ce travail, et l’effet que celui-ci exerce sur autrui, hors de toute dimension idéologique. C’est dans la ligne de cet affranchissement de l’art par rapport aux idées que Ponge, prenant position en faveur des artistes contre les discours des intellectuels, élabore la notion de parole-murmure, aboutissement majeur de sa réflexion de l’époque.

Les difficultés rencontrées dans la réception de son œuvre,liées à la fois à sa lecture philosophique et à son assignation à poésie, connaîtront quant à elles un début de solution avec la publication des Proêmes, qui dévoile au public un nouveau visage de l’œuvre et de son auteur. Mais la vraie réponse sera la « Tentative orale ». Elle témoigne en effet de l’accès à une possibilité nouvelle de « s’expliquer », face aux interlocuteurs, faisant ainsi basculer dans le passé le « je ne saurai jamais m’expliquer » initial. Dans « My creative method » et « Pochades en prose », Ponge étend peu après cette aptitude jusqu’à se faire le propre critique de son œuvre.

La « Tentative orale » est précisément aussi pour Ponge l’occasion de se libérer de l’instance critique qui tendait à se surimprimer à la figure de son lecteur. Il avait déjà tenté de s’attaquer à cette difficulté dans Le Savon . On a vu en effet que la relation de l’auteur à son lecteur connaissait, à la suite de l’accession de son œuvre à la dimension publique, une période de flottement, pendant laquelle elle tendait à revêtir une dimension agonistique. La Préface aux Proêmes avait opéré une redistribution et posé les fondements d’un nouveau contrat avec le lecteur, – aspect contractuel qui sera du reste appelé à d’importants développements. Ce contrat tendait à affranchir Ponge de l’autorité critique, principalement incarnée par Paulhan. Mais c’est la « Tentative orale » qui, de la manière la plus décisive, établit Ponge, vis-à-vis de son lecteur, dans la dimension de l’interlocution.

L’aspiration de l’auteur à ménager à sa parole un accès vers la dimension, longtemps interdite, de l’oral n’est pas allée non plus sans d’importantes difficultés, dont témoignent les conflits, expérimentations et revirements du Savon. C’est là encore dans la « Tentative orale » que seront trouvés les moyens d’une réhabilitation de l’oral, dans une spectaculaire mise en scène des ressources offertes par ce mode d’expression.

Cependant, outre le risque de la réalisation orale, c’est à tout un ensemble d’expériences potentiellement périlleuses que la parole, à cette période, s’ouvre et se confronte, pour s’en affranchir. Elle convoque – avec Le Savon, La Seine, « Le Verre d’eau » – le modèle, autrefois purement négatif de l’eau, en retourne les valeurs et les intègre à son propre fonctionnement. Elle laisse, dans la « Tentative », le vent bruire dans le feuillage de l’arbre qui, de longue date, la représente métaphoriquement. Elle s’expose, dans la critique d’art, à des conditions d’énonciation ingrates, qu’elle parvient à reconvertir en forces nouvelles. Dans une apparence de paradoxe, c’est en ouvrant sa paroleà des pratiques de plus en plus élargies que Ponge se l’approprie plus étroitement.

Cette période est en effet celle où s’opère véritablement la réappropriation de la parole. Là est l’essentiel : le mouvement qui porte vers cette appropriation se radicalise jusqu’au point où se rejoue la naissance de la parole – sous la forme du « murmure ». La réappropriation s’entend à la fois à l’échelle collective d’une parole rendue à l’homme, et à celle, singulière, d’une parole rendue à son auteur.

Tout d’abord, Ponge amplifie l’entreprise déjà amorcée de restitution à l’homme de sa parole, contre sa confiscation par une instance transcendante. De ce point de vue, l’éclipse des mots Logos et Verbe, l’un et l’autre remarquablement absents des textes composés à cette période – ils ne feront retour qu’en 1951-52628 – est significative : seule importe à ce moment la parole telle qu’elle s’incarne en l’homme, dans une contingence qui doit être pleinement assumée. C’est à quoi s’emploie en particulier Ponge dans Le Savon, car l’objet savon, c’est, enfin trouvé, celui qui « justifie les paroles – et le balbutiement, le bafouillage même…» (S, II, 385). C’est aussi dans Le Savon que Ponge enracine la parole dans le propre souffle de l’être humain, et non plus dans celui de son Créateur. Avec le motif de la sufflation, il propose à l’homme d’être à lui-même pneuma, de se donner tout ensemble vie et parole. Sans doute Ponge aboutira-t-il, plus tard, à une nouvelle religion du Verbe, mais celle-ci, loin de s’élaborer contre la contingence de la parole humaine, se concevra à partir d’elle. A travers l’assomption de la parole, c’est celle de l’humain qui se joue. Aussi est-ce pour sa non prise en compte de la dimension humaine que Ponge en vient à rejeter toute parole qui participe de la « thèse » politique : selon lui elle escamote en effet, on l’a vu, la notion d’homme, ne s’adressant plus aux hommes tels qu’ils sont, c’est-à-dire « liés au monde par leur destin individuel », confrontés à la fois « à chacun de leurs semblables, à leur propre corps, à leur propre pensée, (…) aux étoiles, à la maladie, à l’idée de la mort » (SEI, I, 260-261). Les « idées » ne peuvent prétendre se couper de cette réalité multiforme sans nier ce qui confère à l’homme son humanité. Il est le lieu « où se détruisent les idées » : sa parole a à rendre compte non pas d’une idée sur le monde mais d’une façon d’être au monde. Ponge se situe là dans un démarquage résolu par rapport aux affrontements idéologiques auxquels donne lieu cette période d’après-guerre.

Nécessairement contingente, la parole ne peut donc advenir que par des voies toujours singulières. Là est le deuxième aspect de l’appropriation qui s’opère : elle effectue un recentrage décisif sur l’expérience singulière. Ponge s’approprie sa parole en lui reconnaissant à la fois une histoire et un corps. Il la réinscrit dans le temps et il l’incarne.

Cette parole se donne une histoire : elle s’ancre, en particulier, dans les valeurs de l’enfance. Si les représentations primitives avaient déjà commencé à bénéficier d’un droit d’accès dans les textes de La Rage – au nom de la nécessité de retrouver en soi une « idée profonde » de l’objet, qui s’était formée dès l’enfance –, cette fidélité à l’enfance s’affirme désormais comme une résolution, fondée sur le plan éthique : dans le Savon de 1946 l’auteur annonce qu’il ne renoncera pas « le moins du monde » aux valeurs que sa « formation » l’a amené « à considérer une fois pour toutes comme les plus dignes d’être recherchées » (S, II, 384, je souligne) et qu’il agira « dans le sens de la conservation (…) de ces valeurs », qu’il « place au plus haut » (ibid., 384-385). De ce moment s’affirme un mouvement de retour – qui ira s’amplifiant – aux valeurs primitives, celles-là même qui ont été à l’origine de l’idéal héroïque de la parole. S’il a été un temps nécessaire de s’employer à libérer la parole du poids de censure qu’elles traînaient avec elles, le temps est venu de se les réapproprier, et de laisser la parole s’exercer dans le sillage de son idéal premier. C’est là un mouvement de profonde réconciliation interne. Car dans le parler contre, au-delà de l’objectif affiché de « parler contre les paroles communes », il y avait aussi quelque chose comme parler contre soi-même. En tout état de cause, Ponge donnera désormais de plus en plus la parole à l’enfant qu’il a été : « Nous nous établirons au plan qui nous convient. Nous retrouverons nos goûts d’enfance » (PM, II, 165) écrira-t-il bientôt dans Malherbe. Il est révélateur que cette revendication des valeurs de l’enfance soit d’emblée articulée, dans Le Savon, à la question du murmure. C’est en effet au même moment qu’intervient la première esquisse du thème du murmure avec : « j’agirai donc dans le sens de la conservation (serait-ce en aparté ou en sourdine) de ces valeurs nobles et délicates que je place au plus haut » (S, II, 384-385, je souligne). Revendiquer la parole sous forme de murmure, c’est aussi prendre en considération la parole propre à l’enfant, lui qui n’a pas voix au chapitre et ne peut, contraint de subir les discours adultes, que s’exprimer en leur marge, en aparté par rapport à eux, dans la sourdine d’une mi-voix.

Cette parole renouvelée se donne aussi un corps, accomplissant ainsi le vœu, exprimé par Ponge vingt ans auparavant, que « le génie se reconnaisse les bornes du corps qui le supporte » (PPC, I, 40). Mais Ponge va plus loin même que la réalisation de ce vœu : il met en scène, avec « La Tentative », l’incarnation de la parole dans son propre corps. Si le mouvement d’acceptation de l’incarnation se dessine, à l’époque, dans plusieurs textes, il culmine dans la « Tentative ». Il s’y articule de manière décisive au motif de la destruction des notes, tel qu’il apparaissait dans Le Savon de 1946, où s’exprimait la résolution de savoir et de dire le texte « par cœur », ce qui supposait de le transformer en vue de cette finalité : « [il faudra] que je sache toutes mes notes par cœur, et il faudra donc les avoir rendues telles qu'elles puissent être récitées par cœur » (S, II, 387). Envisager la destruction de toute note, c’est affirmer la nécessité que la parole passe par l’intime, le corps, la voix, qu’elle en émane directement, sans la médiation de la feuille de papier. Cette décision représente, par rapport à l’étape de la saynète du Savon, un pas décisif dans la mise en voix : il ne s’agit plus d’imaginer une mise en scène dans laquelle le Poète déclamera le texte, mais de le réciter soi-même. La mise en voix est intériorisée. C’est un défi nouveau pour la parole que de se donner l’exigence de se passer de l’écrit, devenant ainsi essence de parole, dans un « par cœur » indissociable d’un « par corps ».

Le désir d’établir la parole dans ce « par cœur » et « par corps » implique de profondes conséquences quant à la relation de cette parole à son destinataire. Il est significatif que ce désir soit immédiatement articulé à une implication nouvelle du lecteur : « il me faut seulement que vous récitiez mes propres paroles avec moi » (ibid., 387). Seule la parole conçue au plus près de son essence orale peut être co-réalisée. L’aspiration est celle d’un acte de parole partagé. C’est pourtant encore dans ce même mouvement que Ponge, juste après l’annonce de son choix d’une parole « par cœur », formule sa confiance dans le fait d’une expression vraiment singulière, affirmant qu’« il lui paraît possible de faire valoir ses opinions particulières dans leur forme particulière » (ibid., 387). Ceci est encore une fois adressé au lecteur, sommé d’en « prendre son parti ». Le lecteur est donc étroitement associé au projet d’exprimer, en la co-récitant, la « particularité » de l’auteur, ce qui peut paraître paradoxal. Cela rejoint en réalité l’idée exprimée en 1946 selon laquelle la démarche qui consiste à « s’enfoncer dans sa singularité » est inséparable de celle qui porte à « retrouver le commun ». Ce que l’auteur propose ici, pour « retrouver le commun » c’est, en sacrifiant ses notes, de renoncer à sa position privilégiée d’auteur, séparé du lecteur par la médiation du texte que lui seul possède, pour s’établir comme acteur et récitant du texte, aux côtés du lecteur qui partage avec lui ce rôle. La demande de co-récitation, sous son apparence autoritaire, est celle d’un acte de parole partagé, qui est aussi un acte de foi en la parole, et qui est censé animer au sens propre le texte, lui donner vie, indépendamment de l’adhésion (qui peut être ou non effective) aux significations qu’il véhicule.

L’aboutissement de cette étape de l’œuvre est la naissance de la parole, sous la forme du murmure. Avec le « choix de la parole naissante », dans la « Tentative », la parole effectue son passage par le corps. C’est là que s’opèrent devant témoin, sa mise au monde, la présentation de son acte de naissance. Elle rejouera encore cette naissance dans Nioque de l’avant-printemps, où elle émergera d’une avant-parole en même temps que d’un avant-printemps. Elle se donnera enfin, avec « Le Murmure », son nouveau nom. Mise au monde, elle l’est aussi – et Nioque en témoigne – en ce qu’elle s’opère en harmonie avec le monde, à l’unisson d’une nature dans laquelle Ponge n’entend plus un mutisme, mais un murmure (c’est lorsqu’ « elle rentre dans l’ombre (…) que son murmure me touche surtout » écrira Ponge en 1963 dans « De la nature morte et de Chardin ») (AC, II, 662). Parler, ce n’est plus seulement lui donner voix, c’est reproduire son murmure, et comme elle, en murmurant, se joindre au bruissement du monde. Ce choix est aussi celui d’un mode de communication intime : le murmure est proche du chuchotement à l’oreille. « Vous voyez bien qu’il me fallait parler à voix basse. Intensément basse, cela s’entend » dira bientôt Ponge à son lecteur, dans le « Texte sur l’électricité » ( L, I, 492). Le murmure se conçoit dans une opposition résolue au vacarme des idéologies.

Cependant, si cette parole est essentiellement discrète, c’est aussi parce que, en tant que parole naissante, elle est, sous certains aspects, encore ténue et fragile. Il lui faudra trouver comment se faire entendre face aux discours idéologiques qui occupent, dans les années cinquante comme dans l’immédiat après-guerre, le devant de la scène. Née d’une aspiration à l’humain, elle aura, encore une fois, à fonder ses raisons face à la crise de l’homme dont les témoignages ne cessent, depuis la fin de la guerre, de se multiplier. Elle contient en germe d’autres difficultés encore, tenant au fait que le modèle prégnant qui a présidé à sa naissance est celui de l’artiste, modèle qui reste en marge, donc, de la spécificité littéraire. Du reste, l’idéal de l’artiste, tel que le développe Ponge à cette époque, est empreint d’une modestie de type artisanal, qui s’accorde parfaitement avec le motif du murmure, mais que Ponge éprouvera le besoin de dépasser, au nom d’une conception plus prestigieuse des pouvoirs de la parole. Il lui faudra pour cela parachever le processus d’arrachement de la parole hors de la gangue d’autorité dans laquelle elle a longtemps été si profondément engagée (ce sera l’une des fonctions du « Soleil placé en abîme »). Une seconde naissance de la parole, en majesté cette fois, se prépare.

Notes
628.

Logos dans « Le Monde muet est notre seule patrie », Verbe dans le chapitre I du Malherbe.