– V – L’avènement de la Parole en majesté (1951-1961)

Présentation

Si Ponge, au début des années cinquante, a consacré la naissance d’un murmure réconcilié avec le monde, à l’écart du vacarme des idéologies, il lui faudra encore dix ans pour donner à ce murmure les conditions de sa pleine audience littéraire. Ce n’est qu’en 1961, avec la parution du Grand Recueil, que l’œuvre connaîtra sa consécration. Entre-temps, l’auteur passe par une période de relatif effacement sur le plan éditorial : entre La Rage de l’expression, qui paraît en 1952 –mais témoigne d’une recherche déjà vieille de dix ans – et Le Grand Recueil, Ponge ne publiera aucun livre629.

Cette période correspond en effet à un désir de retrait par rapport à la sphère des lettres, dans laquelle Ponge ne se reconnaît pas de patrie, et qu’il désavoue largement. La brouille qui l’oppose à Paulhan entre 1951 et 1954 n’est pas étrangère à ce retrait ni à une solitude que vient encore renforcer, au moins jusqu’à la fin de l’année 1952630, une détresse matérielle persistante, ce « trente-sixième dessous » que Ponge évoque de manière insistante. Mais, dans l’ombre, Ponge dessine la configuration de ce qui pourrait être une véritable patrie pour sa parole. Il accomplit, sur le plan de la création littéraire, un travail colossal, où se prépare l’avènement en majesté de cette parole : avec « Joca Seria » en 1951, « Le Monde muet est notre seule patrie » en 1952, Pour un Malherbe – dont la composition s’étale entre 1951 et 1957 – , « Le Soleil placé en abîme » – auquel l’auteur met un point final en 1954 – , le murmure trouve, en approfondissant la conception de l’humain dont il se réclame, comment échapper au risque d’exténuation dont il est menacé dans un monde où l’idée de l’homme est soumise à une crise profonde.

L’impact de la crise de civilisation révélée par la guerre n’en finit pas en effet de prendre de l’ampleur, cependant que Ponge n’en finit pas de la méditer, cherchant encore et toujours la juste manière de penser l’inscription de son œuvre dans le devenir humain. Il ne croit plus en une Révolution à venir mais prend acte au contraire d’une civilisation finissante. Il pense désormais en termes de « temps sériel »631, et il manifeste le besoin d’élaborer un sens de l’œuvre qui soit compatible avec cette dimension. Cette méditation prend toute son amplitude avec « Joca Seria » (1951) qui, à partir d’une réflexion sur les statuettes de Giacometti, en arrive à des constats radicaux sur la mort d’une certaine civilisation et d’une certaine idée de l’homme. L’ampleur du désastre implique une réponse à sa mesure, une stratégie mûrement pensée. Il s’agit de lui opposer un modèle capable de résister. Ponge ne peut s’en tenir à postuler un murmure qui risquera d’être submergé par les discours idéologiques, au volume sonore infiniment supérieur. Il ne peut plus non plus s’en tenir à une définition de l’artiste comme celui qui « prend en réparation le monde ». Il semble bien, cette fois, que le monde ne puisse plus être réparé. Il faut une réponse plus radicale, qui passera par un mouvement de mort symbolique pour autoriser une « refonte des valeurs ».

Il est d’autant plus nécessaire à Ponge de repenser profondément son projet d’écrivain que, jusque-là, c’est surtout en prenant modèle sur les artistes qu’il a défini le murmure. La rencontre avec les artistes a été un formidable élément moteur, mais on voit Ponge maintenant désireux de fonder sa position de manière proprement littéraire, en construisant un projet d’où émerge la spécificité triomphante de cet exercice de la parole qui caractérise la littérature par rapport aux autres arts. Ce qu’il a pensé à partir de l’exemple de l’art, il lui faut maintenant l’élaborer en littérature – ce qui débouchera sur la notion d’objeu, qui permet de situer l’œuvre en position de résistance (ob) par rapport à ce qui la menace. Mais cette élaboration passe par un enracinement préalable de ses positions, au sein de ce qui, dans le désastre civilisationnel ambiant, pourra être une patrie pour la parole. Ce mouvement d’enracinement s’opère sous deux aspects :

D’abord on voit Ponge faire retour à ce qui a toujours été son point d’appui et sa sauvegarde : l’épaisseur des choses, le monde muet (« notre seule patrie », dit-il632). Il se livre à un mouvement symbolique d’enfouissement, où se préparent une nouvelle naissance, une future assomption de la parole. De sa plongée vers les profondeurs resurgira en effet, dans le cours du travail entrepris sur Malherbe, une Parole en majesté, définitivement affectée d’une majuscule633.

Parallèlement Ponge se donne aussi une patrie en littérature, avec Malherbe dans le rôle de père. Et il s’emploie à préparer son rapatriement effectif dans la littérature en élaborant le projet de ce qui deviendra, dix ans plus tard, Le Grand Recueil, ceci dans une méditation sur l’écriture qui l’amène à la notion d’objeu.

Ces deux mouvements d’enracinement ne produiront cependant leur effet, sous forme de surgissement de la Parole, qu’après l’achèvement, en 1954, du « Soleil », qui est sans doute la charnière essentielle de cette période, en ce qu’il lève définitivement les dernières inhibitions pesant sur la parole.

On assiste donc schématiquement, dans les années cinquante, à un mouvement d’enfoncement volontaire auquel succède une remontée en gloire. « Nous qui pour resurgir dans l’empire de la parole avons fait du monde muet notre seule patrie » (PM, II, 24) : cette déclaration, faite au début du Malherbe, emblématise la trajectoire propre à cette période. La méditation sur les sculptures de Giacometti, pendant l’été 1951, en est le point de départ. Elle conduit Ponge vers la notion de cycle des civilisations, notion qu’il va traduire aussitôt en termes de travail poétique, dans un processus de destruction des valeurs, autorisant leur « refonte ». Mais simultanément, s’effectue un travail sur Malherbe qui est affirmateur de valeurs pérennes. De la tension entre ces deux pôles naît un dynamisme nouveau.

Notes
629.

Les publications ne concerneront que des textes isolés. Citons entre autres « Le Cheval » et « L’Araignée publiée à l’intérieur de son appareil critique » en 1952, « La Société du génie » en 1953, « Le Soleil placé en abîme » en 1954, « La Chèvre » en 1957, « La Figue (sèche) » en 1960…

630.

En novembre 1952, l’entrée de Ponge comme professeur à l’Alliance Française, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite, lui assure un minimum de revenu régulier.

631.

Notion apparue dans Nioque de l’avant-printemps, comme on l’a vu au chapitre précédent.

632.

L’article « Le monde muet est notre seule patrie » paraît dans Arts en juin 1952.

633.

Aussi l’appellerai-je parfois, dans le cours de ce chapitre, « Parole majuscule ».