A. « Il va mourir » : l’individu « réduit à un fil »

Les statuettes de Giacometti produisent, dit Ponge, un « saisissement », car elles semblent être autant d’« apparitions » pathétiques de l’homme (ibid., 627 et 630). Saisissement que traduit dans le texte une énonciation extrêmement hachée et comme tremblante :

‘L’homme – et l’homme seul – réduit à un fil – dans le délabrement – la misère du monde – qui se cherche à partir de rien – sortant du néant, de l’ombre – pour qui le monde extérieur n’a plus ni haut ni bas – à qui apparaît son semblable – délabré, mince, nu, exténué, étriqué, allant sans raison dans la foule. L’individu réduit à un fil (ibid., 614). ’

Robert Melançon qualifie ce texte de « soliloque tremblant d’incertitudes », « qui semble murmuré par une voix au bord de l’exténuation »634. L’enjeu est en effet d’éviter que le « pathétique de l’exténuation à l’extrême de l’individu réduit à un fil » (ibid., 615) ne conduise à celle du murmure lui-même.

Par-delà les événements récents, Ponge voit dans cette exténuation finale de l’homme l’aboutissement d’une longue histoire philosophique :

‘L’homme de G. Richier, sorte de King-Kong (….) prêt à étreindre le monde, à l’étrangler…, a maigri… (nouvelles désillusions depuis 1944), s’est exténué dans sa destruction des valeurs (Nietzsche) ( …). Laminé de plus en plus par son désespoir, sa solitude, son sentiment exaspéré de la personne humaine, de la liberté, (…) sa volonté de puissance (Socrate, Descartes, Pascal, Nitezsche, Sartre, Camus). 
Et ce n’est pas l’article de Sartre (La Recherche de l’absolu) qui aidera Giacometti et son homme à mourir et à renaître… (ibid., 617). ’

Ce que Ponge appelle le « sentiment exaspéré de la personne humaine » caractérise à ses yeux un certain « humanisme » avec lequel il affirmait déjà dans « Le Murmure » son désir de rompre. Il repose en effet sur cette idée 

‘fort glorieuse en vérité, que l’homme semble s’être forgée peu à peu de lui-même dans les environs de Jérusalem, d’Athènes et de Rome à la fois, selon laquelle sa personne serait le lieu, quasi divin, où prennent naissance les Idées et les Sentiments (M, I, 625-626),’

idée à laquelle Ponge suggérait dans « Le Murmure » qu’il serait urgent de renoncer.

Aussi tire-t-il paradoxalement, de l’exténuation de l’homme de Giacometti, un motif d’espoir :

‘Voilà qui est fait pour me réjouir.
C’est une confirmation pour moi.
L’univers de la disparition de l’homme. Il va mourir. Suprêmement élégant.
Sursum corda. Le monde va renaître (AC, II, 615).’

Sans que la référence à Saint-Paul apparaisse explicitement, il semble bien que le thème paulinien de la nécessaire mort du vieil homme soit sous-jacent ici, traité sous la forme d’une rage d’en finir avec l’homme ancien :

‘L’homme non seulement n’a plus rien ; mais il n’est plus rien ; que ce JE.
Ca n’a plus de nom… Qu’un pronom ! (…)
Merci !
Car grâce à vous, nous le tenons, ce pourceau de l’intelligence, l’homme, ce sceptre, ce fil ! notre dernier dieu.
Même sous le nom de PERSONNE, il ne pourra plus nous crever les yeux.
Il ne s’agit que de prendre garde, et de surveiller son agonie (AC, II, 581). ’

Ponge fait allusion ici à Ulysse, contre qui il préfère, déclare-t-il dans « Joca Seria », prendre le parti du cyclope :

‘Ulysse était un maître, un politicien, un rusé critique. Ses compagnons furent changés en pourceaux. Non, nous ne « choisirons pas Ulysse ! ». Nous prendrons bien plutôt le parti du cyclope (sans nous laisser pour autant crever l’œil) (AC, II, 637).’

En affirmant son refus de choisir Ulysse, Ponge se réfère (il le signale lui-même en note) à « la proclamation d’Albert Camus : Nous choisirons Ithaque (dans L’Homme révolté, in fine) »635 (ibid., 637). Ainsi, s’attaquant à la position de Camus, après celle de Sartre, Ponge s’emploie-t-il à régler leur compte, dans « Joca Seria », aux deux grandes figures intellectuelles de l’époque.

Face à eux, il présente sa propre conception de l’homme, ou plutôt des conditions d’une renaissance de l’homme :

‘L’homme ne se nourrira (« Renaissance ») que par l’oubli de soi-même, sa nouvelle prétention et modestie à se considérer comme un simple élément (…) dans le monde, dans le fonctionnement du monde. Qu’il envisage donc le monde, la moindre chose (ibid, 618). ’

« Joca Seria » est matrice d’un thème appelé à un important développement dans les années qui vont suivre : celui de l’homme comme rouage du monde, – essentiel sans doute mais rouage tout de même. Il s’agit de relativiser la place de l’homme dans le monde, celui-ci étant lui-même conçu comme un gigantesque mécanisme d’horlogerie. Cette conception n’est pas étrangère à l’élaboration de l’objeu, c’est pourquoi j’y reviendrai plus loin.

L’une de ses conséquences est la fin du je, l’exécution en règle de ce je que sculpte sans fin Giacometti :

‘Il est le sculpteur du pronom personnel (de la première personne du singulier). (…). Le JE si définititif, (…) ce je qui ne peut se contempler, cette apparition floue et mince en tête de la plupart de nos phrases, voilà ce que veut sculpter A. Giacometti, ce qu’il a la prétention de faire tenir debout sur son long pied (J) ( …), ce je que tous, tant que nous sommes, sommes ; l’homme du « je pense donc je suis » 636. (…) Il a saisi cette apparition, ce spectre. Il nous le propose (ibid., 636-637).’

Or l’on sait que la période qui va suivre sera celle où Ponge élira, pour se désigner dans ses textes, le nous au détriment du je. Et ceci dès « Malherbe I »637– écrit en même temps que « Joca Seria » – où ce choix est signalé à l’attention du lecteur : « Nous, je parle de moi seul » (PM, II, 17). (Plus tard Ponge s’expliquera sur ce choix, en particulier dans « Le Soleil » puis, longuement, dans « Malherbe VI », en 1955, comme on le verra.) La méditation sur le je aboutit, à la fin de « Joca Seria » à l’ambition, – attribuée à Giacometti mais surtout revendiquée par Ponge lui-même – de transformer en sceptre l’apparition de l’homme-spectre, c’est-à-dire de faire de la disparition de cet homme-là l’emblème d’un nouveau pouvoir : « L’opération, d’apparence facile (…) – il ne s’agit en somme que de faire d’un SPECTRE un SCEPTRE – nécessite en réalité un travail mental énorme (et un canif) » (ibid., 638). Ce « travail mental énorme » consistera pour Ponge à se confronter à une transformation complète de l’ordre qui régissait jusque-là les valeurs. D’où, après le thème de la mort de l’homme, celui du « mourir et renaître ».

Notes
634.

Notice sur « Joca Seria », OC II, p. 1568.

635.

La phrase complète est : « Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait » ( L’Homme révolté, in Essais, Bibliothèque de la Pléiade, p. 708). L’ouvrage est paru en 1951.

636.

Ce rejet du postulat cartésien est le fondement d’une réflexion qui amènera Ponge, quatre ans plus tard à proposer dans Pour un Malherbe son propre cogito.

637.

Je désigne les différentes sections du Malherbe par "Malherbe I", "Malherbe II" etc., sans italique.