B. « Mourir et renaître » ; « un égarement passager, une phase épique de mon œuvre » ?

Face à « ce monde de l’absurde et de la révolte, de la destruction et refonte des valeurs, où l’individu se sent à la fois amenuisé au maximum et serré sur lui-même » (AC, II, 616), Ponge distingue plusieurs types de réactions possibles : « il y a ceux qui envisagent d’abord l’individu » ( les philosophes et certains artistes, dont Giacometti) ; il y a aussi « ceux qui s’écrient en chœur : allons aux choses (Husserl) ou à la terre (Nietzsche) » ; puis enfin « ceux qui plongent vraiment dans le monde, dans la nature, dans la terre : moi d’abord » (ibid., 616). Cette plongée dans l’épaisseur du monde est salutaire car, si le constat est celui d’un chaos généralisé (« La Société, l’Individu, la Nature sont chaos (remous et chaos) » (ibid., 616), le chaos qu’offre la nature comporte un aspect précieux. En effet, alors que la Société est « chaos-ruche : camps de concentration, four crématoire, chambre à gaz, prison et charnier » et que l’Individu, lui, est « chaos-minceur extrême », seule la Nature, parce qu’elle est « matière épaisse » offre un « Chaos-nourricier » : « chaos de passé et avenir : de cimetière et germes, de cadavres en décomposition et vers (gainés d’énergie) » (ibid., 616). D’où la nécessité d’y plonger pour opérer une régénération : « Oui, il faut y plonger (…). Mourir et renaître » (ibid., 617, je souligne).

Or, fait important, ce mot d’ordre, « mourir et renaître », Ponge en replace immédiatement la nécessité dans son parcours, dans ce qu’il nomme le « processus logique de [s]on œuvre » :

‘Il s’agit d’un égarement (peut-être) passager : d’une phase (épique) de mon œuvre.
Me placer au niveau de la mort de Dieu, et de l’amincissement, extrême amaigrissement de l’individu (homme) ; de la destruction (et refonte) des valeurs. 
Dire le pourquoi de la Rage de l’expression et des Sapates et Momons (poèmes rhétoriques) dans le processus logique de mon œuvre (ibid., 617, je souligne). ’

La référence à une phase « épique » de l’œuvre indique la nécessaire prise en compte, par celle-ci, du devenir collectif et connote un certain héroïsme des sacrifices à consentir (à savoir le passage par une mort symbolique). « Joca Seria » est ainsi matrice d’une méditation sur l’écriture, celle même qui débouchera sur les notions de « pratiques » et d’objeu.

Cette méditation s’appuiera sur le thème de la mort régulière des civilisations, que Ponge ne va pas tarder à élaborer, à partir des constats faits dans « Joca Seria », et qu’il exposera dans « Le Monde muet est notre seule patrie », pour en tirer aussitôt une stratégie poétique. Elle s’appuiera aussi sur une représentation imaginaire très puissante, dont « Joca Seria » est aussi la matrice : celle de la nécessité d’un enfouissement au sein de la terre, en profondeur, dans le « chaos nourricier de la terre », pour y « mourir et renaître ». Cette représentation hantera les textes écrits en 1951 et 1952. C’est dans « Joca Seria » qu’elle s’origine, en ce que ce texte, prenant acte d’une agonie de l’homme et des valeurs, établit la nécessité d’une plongée de mort-renaissance dans le « chaos-matière », dans la profondeur de la terre, qui est à la fois « cimetière et germes » (ibid., 616). L’image est dans le prolongement logique des déclarations du « Murmure » sur l’Homme – et l’œuvre d’art, son émanation – comme « lieu où les sentiments se confondent et où se détruisent les idées » (M, I, 627). Elles seront reprises dans « Le Monde muet » avec un ajout précisant que c’est seulement lorsque l’homme sera « fier » d’être ce lieu qu’il « sera prêt d’être sauvé » (M, I, 630). La nécessité de rejoindre la profondeur souterraine s’exprime déjà dans « Joca Seria » par une série d’images : celle de « l’enkystement (la mort) » par lequel « il faut être passé » pour que « la vie, forme baroque » « ait quelque fondement, quelque valeur, quelque élan » (AC, II, 633) ; celle de l’élaboration lente à partir de la pourriture : « Peut-être la poussière (la boue, la pourriture) sont-elles des cristaux » (ibid., 634).

Le mouvement amorcé par « Joca Seria » va cependant révéler des dynamiques très contrastées. En cette période extrêmement intense qu’est l’été 1951, coexistent des aspirations quasiment antagonistes, dans une tension qu’emblématise la simultanéité de composition de « Joca seria » et du « Malherbe I ». Les rédactions de ces deux textes s’entrelacent dans un singulier contraste : en même temps que se dit dans le premier l’exténuation, la fin d’un cycle et la nécessaire destruction, s’élabore avec Pour un Malherbe tout un imaginaire de l’architecture ordonnée et de la stabilité. La confrontation de passages contemporains est saisissante638. Ainsi au « chaos » évoqué le 2 août dans « Joca Seria » répond, le 14 août, l’ordre de la demeure malherbienne : « Malherbe, d’une belle pierre grise, a pavé notre cour, établi les fondements et bâti la demeure où chaque mot a sa dimension juste. (…) Demeure en ordre, jardins également en ordre » (PM, II, 10-11). Plus antinomique encore, la question des valeurs : Ponge déclare (le 2 août) dans « Joca Seria » son intention de « [s]e placer au niveau (…) de la destruction et refonte des valeurs » (AC, II 617 ) mais on lit dans « Malherbe I », en date du 27 septembre : « Nous n’avons sans doute qu’une raison d’être au monde, c’est le maintien des valeurs dont nous avons reçu l’héritage » (PM, II, 18). Cependant l’opposition essentielle est peut-être celle qui juxtapose à l’errance apatride de « Joca Seria » (« L’homme – et l’homme seul – (…) qui se cherche à partir de rien – sortant du néant, de l’ombre – (…) allant sans raison dans la foule ») la rassurante patrie de Pour un Malherbe, à la fois maison paternelle (« c’est la maison où j’aime demeurer ») (ibid., 7), et fondement (à partir de l’ascendance nîmoise commune) d’une lignée généalogique :

‘J’ai le choix entre I) Rome (et Nîmes) : en tant que descendant de César ou d’un légionnaire de ses armées (…) et II) Nîmes encore (et la Provence, le Languedoc et le Caen du XVIè) comme chevalier huguenot, Crillon, Coligny, Malherbe (ibid., 6-7).’

Le désir de pousser à bout la logique de destruction coïncide ainsi avec le désir de construction solide. Si Ponge tourne ses regards vers le sol, c’est à la fois pour s’y enfouir dans un simulacre de mort, et pour y bâtir. Il est à la recherche de ce qui pourrait être, compte tenu de l’état du monde et de l’homme, une patrie pour sa parole. Et cela par des voies différentes, voire opposées. Il y a en effet paradoxe à affirmer le monde muet pour « seule patrie » – affirmation qui parcourt les deux premiers chapitres du Malherbe –, au moment où s’écrit, dans ces mêmes chapitres la revendication d’une filiation et d’une appartenance (« Par nature, j’ai toujours été et je suis toujours chez moi dans Malherbe » (PM, II, 13). Le désir d’enracinement se révèle sous deux formes contrastées et complémentaires : l’enracinement dans le monde muet se rapportant à la patrie de naissance, et plus ou moins à la mère (germination, gestation), il serait la condition préalable pour ensuite revendiquer une patrie d’appartenance – celle de Malherbe, celle de la « société du génie »639 en général – patrie plus proche des valeurs paternelles, que le mot comporte étymologiquement.

Notes
638.

Pour plus de clarté, je souligne les expressions concernées.

639.

« La Société du génie » est le titre d’un article qui paraît en 1953.