Retour à l’enracinement originel de la parole dans le monde muet

Face à la nécessité de repenser encore une fois la parole poétique, la réaction de Ponge est de s’enraciner dans ce qui lui a donné initialement accès à la parole, c’est-à-dire la considération du « monde muet », seul repère sûr à ses yeux. Il s’agit du même processus que celui qui, chaque fois qu’il est en difficulté pour rendre compte d’un objet, le fait se retourner, pour s’y fortifier, vers l’« émotion initiale », seule porteuse du véritable sens du projet. Il s’enracine donc dans le terreau du monde et des émotions qu’il lui procure ; dans ce qui, toujours, lui a donné le sentiment d’une légitimité, et même d’une nécessité à prendre la parole. Oui, c’est bien du monde muet qu’il tient la parole, et il le réaffirme hautement.

Ce retour à l’origine, cette déclaration de fidélité à la patrie originelle de la parole l’amènent du reste à réactualiser une très ancienne formule, celle par laquelle Groethuysen définissait, en 1927, le projet de son œuvre commençante : « Une parole est née dans le monde muet »640 (PM, II, 111). Réaffirmer ce projet, c’est reproduire le choix initial qui a permis de « prendre la parole » et de déjouer le piège de l’aphasie. Du reste ce choix est, comme à l’origine, soutenu par un sentiment salvateur de colère : « Nous profiterons de notre colère (…) pour trouver le ton nécessaire à prendre la parole et à la garder » (ibid., 21), déclare Ponge au seuil du Malherbe. Mais la grande différence est qu’il ne s’accompagne plus de la même impatience, de la même urgence. La stratégie de Ponge prend désormais en compte le temps : s’il faut symboliquement vivre un passage par la mort, par un enfouissement volontaire dans les profondeurs de la terre, la prise de parole, différée, n’en sera que plus efficace, ayant réuni les conditions de sa « renaissance ». L’affirmation du monde muet comme seule patrie est en parfaite cohérence avec l’impératif « mourir et renaître » formulé dans « Joca Seria ». Simultanément elle sous-entend l’inexistence de toute autre patrie d’où l’auteur tiendrait la parole (ou dont il accepterait la parole qu’elle lui donnerait).

Notes
640.

B. Groethuysen avait employé cette expression dans son article « Douze petits écrits, par Francis Ponge », N.R.F. n° 163, avril 1927, p. 545.