La sphère littéraire n’est pas une patrie

La brouille qui survient avec Paulhan en 1951 accentue vivement le sentiment d’isolement, voire de proscription, ressenti par Ponge au sein de la sphère littéraire. Il a beau être admiré par de grands philosophes et artistes, il n’a toujours pas accédé à une reconnaissance qui lui permette de vivre – au moins décemment – de sa plume. La misère matérielle où il se débat ne fait que croître depuis qu’il a quitté la revue Action 641 . L’élection du monde muet comme seule patrie est nettement associée, dès les débuts du Malherbe, à un sentiment d'exclusion et à une amertume devant l’absence de considération dans laquelle doit s’accomplir son travail d’écrivain :

‘le monde muet est notre seule patrie (…). Seule patrie, d’ailleurs, qui ne proscrive jamais personne, sinon le poète qui l’abandonne pour briguer d’autres dignités. C’est d’elle seulement que nous tenons vie et parole. Seulement, nous ne les tenons plus que dans la misère, voilà l’exigence du temps (PM, II, 35).’

Les premiers chapitres du Malherbe sont tout empreints de l’exaspération de leur auteur devant les conditions de son travail d’écrivain, ce « trente-sixième dessous »642 (PM, II, 35), dans lequel il doit vivre. La première occurrence de « monde muet seule patrie » apparaît du reste dans le contexte de l’évocation d’une condition de vie misérable : « Nous qui ne savons trop comment vivre. Nous qui voyageons en troisième. Nous dont le monde muet est la seule patrie, nous avons été à Caen l’autre jour » (PM, II, 23).

Dans le constat « nous ne sommes pas grand-chose dans la société d’aujourd’hui » (ibid, 25), entre beaucoup de rancune contre Paulhan, avec qui Ponge s’est brouillé depuis février 1951. La sphère littéraire est d’autant moins « patrie » que Paulhan, longtemps figure de père, est perçu par Ponge à cette époque comme défaillant à son égard, voire hostile : « Tu ne m’a jamais assumé franchement (…). Tu participes déjà depuis longtemps à l’occultation systématique de ce que je fais » lui écrit Ponge, fin 1951643. La correspondance avec Paulhan fait état de l’échec de deux projets – dans lesquels Paulhan était partie prenante – censés remédier à la détresse matérielle de Ponge644. Enfin, et surtout, le projet d’hommage à Ponge dans la N.R.F., impatiemment attendu, est sans cesse différé645. Les relations de Ponge avec la revue sont extrêmement tendues à cette époque ( « Je ne sais ce qui me retient de rompre toutes relations avec ces gens » écrit-il à Tortel en janvier 1951646).

Mais au-delà de la N.R.F., c’est l’ensemble du monde littéraire en vue, dans sa soumission aux diktats de la mode ou de la tradition, et ses batailles pour le pouvoir, qui est stigmatisé avec virulence : « Littérature (et comités de lecture) de professeurs, de potaches et de publicistes délirants » diagnostique Ponge (PAT,276). Annonçant sa volonté de « snober les snobs », il dresse en mai 1952 une liste des snobs en question, comprenant entre autres les noms de Paulhan, Breton, Camus, et Sartre (PAT, 289). Il leur oppose, dans « Le Monde muet est notre seule patrie », sa propre conception du poète :

‘Les poètes n’ont aucunement à s’occuper de leurs relations humaines, mais à s’enfoncer dans le trente-sixième dessous. La société, d’ailleurs, se charge bien de les y mettre, et l’amour des choses les y maintient ( M, I, 631). ’

Dans l’« Entretien avec Breton et Reverdy », en 1952, Ponge affirme encore une fois sa position d’isolement et son retrait dans la seule patrie véritable, celle du monde muet :

‘Nous ne pouvons qu’élargir autant que possible le fossé qui, nous séparant non seulement des littérateurs en général, mais même de la société humaine, nous tient proches de ce monde muet dont nous sommes un peu ici comme les représentants (M, I, 685). ’

Le besoin d’argent amène cependant Ponge à honorer de multiples commandes. Le sentiment d’accablement dû à une misère persistante malgré le poids de ces travaux, semble, d’après la correspondance avec Tortel, culminer pendant l’été 1952, avec cet aveu : « Si vous saviez combien, parfois, cette misère constanteme lasse ! quels efforts je dois faire pour ne pas céder au découragement ! »647.

Notes
641.

La sœur de Ponge suscite et obtient, en septembre 1950, « un effort collectif de [s]a famille » sous forme d’une « petite somme versée régulièrement au début de chaque mois » (Francis Ponge- Jean Tortel, Correspondance, op. cit. p. 81). Néanmoins, en mai 1952, Ponge devra, pour subsister, vendre une partie de sa bibliothèque.

642.

L’expression, récurrente à cette époque, (elle apparaît aussi dans « Le Monde muet est notre seule patrie »), associe le mouvement d’enfouissement à la situation matérielle objective de l’écrivain– j’y reviendrai.

643.

Lettre non envoyée (Corr. II, 474, p. 114).

644.

Celui d’une « Société des amis de Francis Ponge » (voir ibid., 456, p. 99), et celui d’une ouverture de souscriptions aux Cinq Sapates (ouvrage de luxe illustré d’eaux-fortes de Braque) (voir ibid., 476, p.117).

645.

Voir Francis Ponge-Jean Tortel,Correspondance, op. cit. p. 100 : « il [Paulhan] pense toujours donner mon "hommage", dit-il (mais ce n’est pas vrai) ».

646.

Ibid., p. 85.

647.

Ibid., p.108. Un mois plus tôt, Ponge écrivait : « je me suis défendu comme j’ai pu, toujours très difficilement (…). Les deux derniers mois (mai et juin) ont été assez terribles. Je travaillais vraiment nuit et jour. Enfin, vers le début de juillet, j’ai pu régler quelques dettes criardes et relever un peu la tête » (ibid., p. 104).