B. Tensions et scrupules

Cependant la position de Ponge s’accorde mal avec l’attention qu’il consacre, à cette époque, à l’œuvre de Malherbe, nullement représentative du « monde muet »… D’où, dans les premiers chapitres du Malherbe, de nombreux aveux de scrupules, exprimant un sentiment d’infidélité à la patrie muette : « Qu’un poète se fasse critique, mauvais signe : sa patrie est le monde muet, qui n’a jamais proscrit personne. Il ne s’en évade pas impunément » (PM, 24). Une justification ne tarde cependant pas à s’esquisser : « Notre patrie est le monde muet. Mais (coup de pied vers le large) nous avons besoin de pantagnières649 » (ibid., 25). Elle sera longuement développée un peu plus loin. Ponge fait droit d’abord à son idéal d’attention exclusive au monde des choses :

‘Certes, (…) à partir du monde muet, quand on est doué de respect à l’égard du moindre de ses objets, la forme même de celui-ci (…) peut rendre inutile toute autre norme, et vous infliger suffisamment sa rigueur (ibid., 28).’

Toutefois cet idéal le ramène, poursuit-il, aux apories qu’il a connues dans sa jeunesse :

‘Mais il y a là un danger. Celui de l’esprit absolu. (…) Concernant la littérature, elle se fait dans la matière verbale. Il est absurde, sans doute, à la limite, de vouloir soumettre une matière d’un tel ordre aux lois d’une matière tout différente. Cela peut conduire à l’aphasie. Pour qu’un texte (…) prétende rendre compte d’une réalité du monde (…) il faut qu’il atteigne d’abord à la réalité dans (…) le monde des textes, lequel connaît d’autres lois. Lois dont certains chefs-d’œuvre anciens seuls peuvent donner idée (ibid., 29). ’

La connaissance de ces lois, par le biais de l’œuvre de Malherbe, justifie ainsi l’attention accordée à cette œuvre.

Malgré cela, Ponge renouvelle ses protestations de fidélité envers le monde muet, dans une tentative de faire passer Malherbe du côté de ce monde-là, en l’amalgamant à sa matière :

‘Monde muet, ma seule patrie, toi que je dois maintenir car c’est de toi seulement que je tiens vie et parole, non, je ne te quitte pas, je ne vous quitte pas, pierres, herbes, maisons, lettres… en parlant de cet homme qui fait partie de ma pierre, de mon œuvre, de mon bois ! (ibid., 31, je souligne).’

Dans les scrupules liés à l’écriture du Malherbe, s’exprime peut-être aussi la crainte d’avoir perdu le talent d’un véritable « parti pris des choses ». Dans une note d’octobre 1951, évoquant certains textes récemment composés, Ponge écrit : « Il faudra d’ailleurs que je montre bientôt que je suis encore capable d’un vrai parti pris des choses » (PE, II, 1030). La même inquiétude semble s’exprimer de nouveau un mois plus tard, malgré le déni apparent : « Bien entendu je pourrais encore écrire un poème saisissant, abrupt,jaillissant. Chacune de mes notes journalières le prouve… » (PAT, 282).

Notes
649.

Terme défini ainsi par Littré : « Cordes pour assurer les mâts dans la tempête, et pour tenir les haubans plus roides et plus fermes ».