Articulation avec la nuit

L’enfouissement est inséparable d’un enfoncement dans l’obscurité. Ce choix de la nuit est d’autant plus remarquable qu’il fait contraste avec ce qui se prépare dans « Le Soleil » alors en cours de rédaction, c’est-à-dire le surgissement de la parole en pleine lumière, tel qu’il se fera dans « Malherbe VI ».

La nuit, tout d’abord, est nuit civilisationnelle, obscurité de cette « pseudo-civilisation » maintes fois évoquée par Ponge . Elle apparaît ainsi dès « Braque ou l’Art Moderne » (1947) : « nous vivons seulement, depuis la nuit des temps – et quand finira la nuit ?– la préhistoire de l’homme ». C’est aux objets les plus simples que « nous demandons, car d’eux nous savons l’obtenir, qu’ils nous tirent hors de notre nuit, hors du vieil homme (et d’un soi-disant humanisme), pour nous révéler l’Homme, l’Ordre à venir » (PAE, I, 140).

Mais la nuit est surtout obscurité originelle où peut prendre naissance une parole profondément renouvelée : dans « Le Monde muet est notre seule patrie », Ponge formule son espoir en

‘une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon. Les poètes (…) sont les ambassadeurs du monde muet. Comme tels, ils balbutient,ils murmurent,ils s’enfoncent dans la nuit du logos,jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES,où se confondent les choses et les formulations (M, I, 630-631, je souligne). ’

Ces déclarations me paraissent particulièrement significatives. Tout d’abord le « bafouillage » du Savon y est relayé par le verbe « balbutier ». Ce nouveau terme, s’il insiste lui aussi sur l’hésitation et l’imperfection à l’œuvre dans la parole, le fait dans le cadre d’une visée beaucoup plus haute : d’une part « balbutier » est un terme plus noble que « bafouiller » (qui comporte une composante comique), d’autre part « balbutiements » s’emploie pour parler des premières tentatives dans un art, alors que « bafouiller », renvoyant davantage à la conversation courante, connote surtout l’embarras et l’incohérence. Le passage cité introduit également une articulation remarquable entre le thème de l’enfoncement dans la nuit de la terre et celui de l’accession au « niveau des racines », c’est-à-dire précisément celui qui conditionne l’objeu – dont on a ici une définition anticipée655. Enfin ce passage révèle une amplification, voire une métamorphose, du vieux motif de l’arbre. Celui-ci est surtout considéré ici – bien au-dessous du niveau du feuillage, et même de celui du tronc, qui en était la partie habituellement valorisée – dans son mouvement de poussée souterraine. C’est sans doute à ce moment-là seulement, quand l’arbre descend jusqu’à la nuit de ses racines, qu’il échappe véritablement à la malédiction qui le condamnait à une vaine prolifération.

De même que la profondeur du sous-sol, la nuit est symbole de féminité, et la descente dans la nuit est accession à la part féminine de soi-même. Ce thème, comme c’était le cas pour l’ambition « d’engrosser les choses » reçoit une coloration érotique marquée. Dans « La Société du génie » (composé à la fin de 1952), Ponge écrit :

‘Nous pouvons avoir besoin d’une étoile… Moins pour marcher vers elle, que pour faire le point, parfois, dans notre offensive intellectuelle – qui consiste, c’est sûr, les yeux dans les yeux de la Nuit, à nous enfoncer profondément dans ses flancs (M, I, 637, je souligne). ’

La plongée dans la nuit est, enfin, condition préalable du surgissement à la lumière, selon une conception initiatique que Ponge reprend à son compte :

‘Il me paraît très sûr que la simplicité n’est appréciable que conquise sur la complexité, comme la clarté sur l’obscur (…). Peut-être suffit-il de s’enfoncer un peu plus, en serrant les dents, en serrant les lèvres… Alors soudain la clarté jaillit, la bouche s’ouvre (ibid., 639).’

On est déjà ici dans la thématique du « Soleil » : l’auteur rejoue en somme, par sa propre volonté, l’alternance du jour et de la nuit. Il s’inflige la nuit, volontairement – et s’y enfonce virilement. Il en sortira, le moment venu, en achevant « Le Soleil », mais il doit d’abord aller jusqu’au bout de ce cycle nocturne : « Une nécessité encore (au bout de la nuit) fait que le jour se fait. Il ne faut cesser de s’enfoncer dans sa nuit : c’est alors que brusquement le jour se fait » (PM, II, 48-49).

Rappelons que l’enfoncement souterrain vécu symboliquement à cette époque se traduira, au niveau éditorial, par un long passage dans l’ombre. Pourtant, dès le début des années cinquante, Ponge médite les modalités de son rapatriement en littérature, dans la mouvance d’un sentiment nouveau d’appartenance au « donné littéraire », dû à sa redécouverte de Malherbe.

Notes
655.

La définition de l’objeu, dans « Le Soleil », mentionnera « les liaisons formées au niveau des racines » (P, I, 778).