A. Malherbe figure de père, et constitutif d’un espace-patrie

On le sait, Ponge associe Malherbe à la figure de son propre père, ce rapprochement s’effectuant d’entrée de jeu (dès la première page) : « D’abord la petite barbiche. Mon père aussi la portait. Malherbe fut un bon père. Comme Coligny et Crillon, nous étions protestants » (PM, II, 5). Des rapprochements analogues parcourent tout l’ouvrage.

S’il y a père, il y a patrie : la référence à Malherbe dessine immédiatement un espace de rattachement : « Par nature, j’ai toujours été et je suis toujours chez moi dans Malherbe » (ibid., 13). Il est frappant de constater que les premières notes prises sur Malherbe correspondent à la mise en place d’un espace, à la fois personnel, historique et géographique, dans lequel Ponge englobe tous ses principaux ancrages affectifs et intellectuels : Caen et Aix, puis « Rome et Nîmes » (ibid., 6). Géographie imaginaire aussitôt doublée d’une généalogie : une filiation s’établit du côté de Rome, « mes valeurs héréditaires », écrit Ponge, « étant alors représentées par les noms de Lucrèce, Tacite, Horace, Pétrone, Sénèque, Ovide » (ibid, 7) ; une autre relie Ponge au côté de Nîmes, de la Provence et du « Caen du XVIè »,

‘comme chevalier huguenot, Crillon, Coligny, Malherbe. Avec quelque chose d’espagnol (Pons, Ponce), et même peut-être de la finesse arabe chez mon père. Ne pas oublier que (…) nous descendrions de Louis le Gros par les marquis de Montcalm (ibid., 7).’

L’espace ainsi configuré est avant tout un espace de « francité » (une francité héritière de Rome), ce qui, évidemment ne peut qu’être mis en relation avec le fait que Ponge s’appelle Francis – de même que Malherbe s’appelait François.

‘Il faut être violemment patriote en ce moment : patriote français et patriote de la civilisation gréco-latine-française. Ce Malherbe m’en est une occasion. (…) On se cassera toujours les dents sur Malherbe comme sur les Latins, les Grecs ou les Egyptiens. C’est le noyau dur de la Francité. C’est le marbre français (ibid., 116). ’

Plus loin, Ponge soulignera de nouveau « la faveur qu’ [il a ] reçue de naître plus français que quiconque, d’une ascendance, serait-elle plébéienne, plus noble qu’aucune puisqu’elle remonte aux légionnaires de César » (PM, 192).

Dans le Malherbe la patrie est métaphorisée aussi sous l’aspect de la maison du père ; l’œuvre du poète offre une demeure : « Tout me plaît dans Malherbe (…). C’est la maison où j’aime demeurer » ; cette déclaration est, on le note, immédiatement rapportée à la notion de parole : « La parole (chaque parole) y a sa dimension juste » (ibid., 7). Malherbe est véritablement le père fondateur, lui qui, « d’une belle pierre grise, a pavé notre cour, établi les fondements et bâti la demeure où chaque mot a sa dimension juste » (ibid., 10). Si l’on se souvient que l’une des premières métaphores visant à réhabiliter la parole avait été celle de la coquille comme demeure parfaitement proportionnée à son habitant, avec ce souhait que « l’homme mette son soin à se créer aux générations une demeure (…), qu’il emploie son génie à l’ajustement, non à la disproportion » (PR, I, 40), on mesure l’importance de cette métaphore de la demeure-patrie. Cependant, celle-ci porte encore un autre motif puissamment rattaché à la figure paternelle : celui du monument. En effet, écrire sur Malherbe se confond avec le devoir d’élever à son tour une construction en son honneur :

‘Où trouver, dans quelle carrière,
D’assez forte et durable pierre
Pour en bâtir le monument
Que nous devrions à Malherbe ? (ibid., 10, je souligne).’

Le « monument » à bâtir à Malherbe, renvoie bien sûr au poème de 1929 en l’honneur du propre père de Ponge, poème précisément intitulé « Le Monument », dont j’ai souligné le rôle décisif au seuil du parcours. Ponge réactualise en somme cette référence fondatrice, au moment où s’ouvre la dernière partie de l’œuvre, et où elle va connaître de décisifs accomplissements.