B. Malherbe : un héritage et un modèle

Indissociable de la notion de père est celle de patrimoine, donc d’héritage à transmettre, à « maintenir » – mot très insistant dans les premiers chapitres du Malherbe. Le devoir de maintien des valeurs héritées, devoir d’ordre filial, est affirmé avec force656 :

‘Nous n’avons sans doute qu’une raison d’être au monde, c’est le maintien des valeurs dont nous avons reçu l’héritage, à une époque où le progrès extraordinaire des sciences (…) s’accompagne d’une régression non moins extraordinaire des valeurs esthétiques et morales ; (…) Le maintien est donc l’un des devoirs qui s’imposent à nous ; l’autre étant la création de valeurs nouvelles (ibid., 18). ’

Ce devoir de fidélité à l’héritage rappelle les déclarations du Savon de 1946 :

‘il ne serait pas honnête de ma part (…) de renoncer le moins du monde aux valeurs qu’une formation, bourgeoise sans doute, mais enfin humaine aussi, m’a amené à considérer une fois pour toutes comme les plus dignes d’être recherchées ou défendues (…). J’agirai donc dans le sens de la conservation (…) de ces valeurs nobles et délicates que je place au plus haut (S, II,384-385). ’

Il faut noter, en ce qui concerne les valeurs, la transformation qui s’opère : longtemps Ponge a justifié son parti pris en faveur des choses par l’objectif de création de nouvelles valeurs, d’accès pour l’homme à de nouvelles qualités grâce aux objets. Désormais cet objectif se double de celui d’un maintien des valeurs anciennes657. Cependant les deux objectifs sont étroitement liés.

En effet ce maintien et cette fidélité ne sont pas de l’ordre du devoir crispé, ni de la reproduction pure et simple : elles participent d’une dynamique qui associe constamment maintenir à obtenir. C’est aux yeux de Pongele signe de la véritable « avant-garde » que de savoir en même temps maintenir et obtenir, de s’édifier en prenant appui sur certaines grandes œuvres du passé : « il serait bon que l’on s’en rende compte : la véritable avant-garde est devenue capable de prendre en charge les meilleurs de nos classiques, de les assumer »658 (ibid., 15). L’action de « maintenir » n’est pas simple conservation, mais devient pleinement active (conformément à son sens premier « tenir d’une main ferme ») : ce qui a été reçu doit être assumé, mis de nouveau en œuvre, dans une attitude volontaire qui seule permet une véritable appropriation : « Nous avons fort à faire pour maintenir et obtenir ce que nous avons reçu et ce que nous attendons de nous-même. Malherbe nous y aidera » (ibid., 20, je souligne). C’est ainsi que se justifie, comme je l’ai souligné plus haut, l’attention accordée à Malherbe au détriment apparent des objets :

‘concernant notre civilisation, nos valeurs, nos mœurs, (…) nous avons beaucoup à maintenir, dans la mesure même où nous avons beaucoup à obtenir de nous-mêmes (et du monde nouveau). C’est à force de points de vue (…) que nous travaillons. Une œuvre parfaite du temps passé peut ainsi nous être utile, en nous offrant l’exemple d’une perfection (…) que nous mettrions infiniment plus longtemps à retrouver de nous-mêmes (ibid., 28).’

L’œuvre s’ouvre ainsi de plus en plus volontiers aux leçons, modèles, exemples reçus de l’extérieur, c’est-à-dire proposés par les autres. C’est déjà ce que Ponge avait découvert au contact des peintres : les dons qu’il recevait d’eux pouvaient nourrir sa propre pratique et l’aider à franchir plus vite les obstacles.

‘Nos scrupules nous sont donnés peut-être antérieurement à nos audaces. Toute une série d’entre eux peuvent être représentés pour nous par une œuvre, ou seulement un nom : Malherbe, Cézanne… L’on gagne ainsi du temps (Socles d’attributs). L’on n’a pas toujours toutes ses raisons présentes. Eh bien, cela en tient lieu (PM, 28, je souligne). ’

Avec l’expression « socle d’attributs » Ponge fait retour à ce mouvement qui l’avait porté vers Mallarmé en 1926 pour s’y forger une « massue ». C’est la même colère, et ce sont les mêmes mots : « Il [Mallarmé] s’est nommé et demeurera au littérateur pour socle d’attributs» (PR,I, 182), écrivait-il alors. Au seuil de l’œuvre, cependant, exception faite de Mallarmé, Ponge avait écarté toute référence, situant son entreprise comme inédite, se plaisant à recenser les quelques piètres formules sur les choses que proposait avant lui la littérature. Son parcours peut ainsi finalement se lire comme l’histoire de l’intégration progressive des autres dans son projet, avec la découverte que cette intégration ne menace pas sa singularité. Trente ans après ses débuts, il ne se situe plus dans un face-à-face exclusif avec le monde muet, mais prend en compte aussi les exemples donnés par ses prédécesseurs en création. C’est cela aussi que signifie la conclusion triomphale de « Braque-dessins » en 1950, « Nous marchons dans les pas du temps, guéris ». La transformation est grande par rapport à l’injonction initiale « contre eux/ Parle ! Dressé face à tes pères » (PR, I, 184). La parole, suffisamment assurée de son existence, peut désormais se reconnaître des pères.

Du reste, Ponge met lui-même cette attitude nouvelle en opposition avec la revendication d’absolu caractéristique du début de son œuvre. Modèles et exemples fournis par des prédécesseurs sont salutaires pour l’ex-jeune homme épris d’absolu : en effet « le danger » d’un appui exclusif sur le monde muet est « d’oublier » que la représentation du monde extérieur « se fait positivement » dans une « autre matière », la « matière verbale ». Or

‘Il est absurde (…) de vouloir soumettre une matière d’un tel ordre aux lois d’une matière toute différente. Cela peut conduire à l’aphasie. Pour qu’un texte (…) puisse, d’aucune manière, prétendre rendre compte (…) du monde extérieur, il faut qu’il atteigne d’abord à la réalité dans son propre monde, le monde des textes, lequel connaît d’autres lois. Lois dont certains chefs-d’œuvre anciens seuls peuvent donner idée (ibid., 28-29). ’

On remarque le double sens que revêt ici le mot lois : principes de fonctionnement, mais aussi impératifs moraux. L’ancêtre a édicté la loi, à tous les sens du terme. 

Si Ponge met l’accent sur le « monde des textes », sur la matière verbale, c’est qu’il manifeste le besoin désormais de se situer par rapport à des modèles littéraires, et non plus essentiellement picturaux – comme cela avait été le cas pendant la période d’après-guerre. Il souligne lui-même cette évolution :

‘Cela [l’exemple d’une perfection] peut s’obtenir parfois des leçons d’une autre technique (peinture, architecture, musique). Peut-être moins dangereux. Pourtant il se trouve que nous nous servons encore du même langage que Malherbe, et nous pensons être assez fort (…) pour ne pas craindre une telle leçon et en utiliser l’exemple, plutôt qu’il ne nous desserve (ibid., 28).’

C’est en effet d’abord par un rapatriement dans la langue que se fait, grâce à Malherbe, le rapatriement de Ponge en littérature

Notes
656.

Et ceci au moment même (l’été 1951) où Ponge évoque dans « Joca Seria » « la destruction et refonte des valeurs », selon un paradoxe que j’ai mentionné plus haut.

657.

Quelles sont ces « valeurs anciennes » ? Si dans Le Savon de 1946 elles étaient définies comme « le beau » et « le délicat », dans le Malherbe elles ont une connotation essentiellement morale et virile : « Fierté, ardeur, goût de la difficulté (…), Raison, sagesse, jugement, ménagement » (ibid., 12), « vertu » et « ordre » (ibid., 26).

658.

Cette capacité est revendiquée avec orgueil : « Qui est assez fort pour oser être d’avant-garde et amoureux des anciens ? » (ibid., 16).