C. Rapatriement dans la langue et dans la littérature

« Nous pratiquons la langue française » 

Par le biais de la notion de patrie, c’est d’abord un rapatriement dans la langue française qui s’affirme (surtout à partir du « Malherbe III », pendant l’été 1952 donc), langue dont Malherbe est considéré comme le maître :

‘Il existe un donné littéraire français.
Pour nous il se ramène à notre technique. Celle du moyen d’être (ou moyen d’expression) que nous avons choisi, en connaissance de cause, et une fois pour toutes : id est la Langue française.
Dans ce donné, il existe un Père ; dans cette technique, un Maître, un donneur de modèles, Malherbe (PM, 64). ’

Défendre la langue est l’une des composantes du devoir filial et de la reconnaissance due pour l’héritage reçu ; c’est un impératif moral : « Pour forte que soit la houle et ballotté notre esquif, nous n’abandonnerons pas le bâtiment. On a compris ce que j’entends par là : disons, grossièrement, la langue française» (ibid., 36).

Le rapatriement se manifeste par un profond sentiment d’adhésion à la langue et prend la forme d’une véritable profession de foi à son égard :

‘Nous pratiquons la langue française. Celle-ci n’est pas seulement pour nous notre instrument naturel de communication ; c’est aussi notre moyen de vivre. (…) Notre pouvoir de formuler originalement (et communicativement) en cette langue nous paraît la preuve de notre existence particulière, l’épreuve de notre personne. (…) Voilà ce qu’est pour nous la littérature. (…) Or de cette formulation (selon la langue française), il existe des modèles. De la gloire qu’ils procurent, il est aussi des exemples, dont Malherbe pour nous est l’archétype (ibid., 43-44). ’

La langue, malgré ses défauts, si souvent stigmatisés par Ponge au début de son œuvre, n’est plus considérée comme obstacle à l’expression, mais comme seule possibilité pour lui d’exister en tant que personne. Le sentiment d’appartenance à la langue est premier par rapport à tout projet de s’en servir dans telle ou telle intention particulière :

‘Si affecté que je sois jamais de la nécessité d’écrire, si intéressé à ce que je veux dire, si amoureux et respectueux à la fois de mon objet (…), rien ne saurait offusquer pour moi la conscience que je vais le faire selon la langue française et que tout, le pouvoir et le plaisir, m’en vient d’elle ; que tout commence et continue pour moi selon elle (ibid., 199-200). ’

On note que Ponge ne parle plus là des mots mais de la langue. Il ne s’est jamais autant référé à cette notion : après avoir déploré, dans les années vingt, la décadence de la langue, il n’en avait plus guère parlé. Voici qu’il y revient, pour considérer l’écriture moins comme un corps à corps avec les mots, que comme une entreprise qui a lieu au sein de la langue. C’est ce qui va permettre la mise en place d’une articulation nouvelle entre langue et parole. C’est par rapport à ce sentiment d’appartenance à une langue que Ponge pourra promouvoir la spécificité de la Parole.

Le respect de la langue n’interdit pas, en effet, d’en tenter un nouvel usage, de chercher à l’actualiser individuellement dans l’exercice de la parole :

‘Il nous semble certain qu’il existe une manière de parler et d’écrire le français de façon pour ainsi dire infaillible (…) : c’est ce qu’on appelle la littérature classique. (…) Et en effet nous éprouvons chaque jour plus d’admiration envers ces auteurs et leurs œuvres.
Pourtant, voici qui est curieux, (…) nous essayons de nous donner satisfaction d’autre manière, en traitant notre langue de nouvelle façon ( ibid., 200-201). ’

Ceci débouchera quelques mois plus tard sur la formule essentielle notée dans « Malherbe VII », en décembre 1955 : « La langue, telle que depuis sept cents ans elle se donne, nous laisse un peu loin de compte pour ce que nous avons à exprimer. Il nous faut prendre la parole » (ibid., 253). La parole est donc, pour reprendre une expression chère à Ponge, l’« exercice énergique » de la langue, son appropriation. Ponge manifeste du reste, à cette époque, le désir de situer sa parole en démarquage par rapport à certaines « langues » qui ne parviennent pas à devenir paroles :

‘Nous avons à nous situer en position différentielle par rapport d’une part au journalisme, à la radio, à cette langue vulgaire, malpropre, fangeuse, lâchée (…) – et d’autre part à cette langue académique, claire mais morte, (…) en réalité exténuée, qu’écrivent certains écrivains auxquels le bouleversement que j’évoquais ci-dessus n’est pas sensible (ibid., 139)659. ’

Le « bouleversement » qu’évoque Ponge est celui qu’il situe autour de 1870, avec Mallarmé et Rimbaud (et, en peinture, avec Cézanne). En critiquant l’utilisation passive de la langue « telle que depuis sept cents ans elle se donne » Ponge exprime l’importance à ses yeux d’une traduction dans la littérature, et non plus seulement dans l’art, de cette « révolution » de 1870 :

‘nous devons aussi nous situer en position différentielle encore, vis-à-vis des autres techniques d’expression, même celles où la révolution de 1870 a produit très clairement (…) ses effets, vis-à-vis de la peinture moderne par exemple (ibid., 139).’

Il faut signaler encore que le rappel de l’appartenance à la langue française sera l’un des grands arguments utilisé pour établir l’accord entre auteur et lecteur. La langue française sera lieu d’un partage au présent, qui plonge cependant ses racines dans un passé commun, dans le rattachement à la même patrie. L’appartenance commune à une langue, ouvertement reconnue, est ce qui fonde l’échange au niveau de la parole :

‘Nous n’avons goût, et notre lecteur comme nous, que du présent.
Notre livre, celui-ci, que notre lecteur vient d’ouvrir (…) est pourtant écrit selon la langue française.
Nous ne pouvons nous le dissimuler. (…) Nous savons donc cependant que ce livre est une production de la langue française, qui croît, pour ainsi dire, à travers lui (ibid., 225).’
Notes
659.

On note que des mots très proches de ceux qui servaient à disqualifier autrefois les paroles servent là à condamner des langues.