La « société du génie » et l’arbre de la littérature

En juillet 1952, Ponge écrit, dans « Malherbe III » :

‘l’intention nous vient de considérer – pour le mettre en ordre, pour le ranger – afin de dominer la situation, d’y voir clair et de travailler ensuite à l’aise, afin donc de déployer à l’aise notre personnalité, notre originalité, – de considérer donc, parmi le donné humain, le donné français, le donné littéraire français. (…) Dans ce donné français, Malherbe occupe la place d’un «Père », comme on dit des Pères de l’Eglise (ibid., 44). ’

A partir du moment où l’espace de la littérature s’organise autour d’un père, il devient possible d’en dessiner les perspectives, de le baliser, et surtout de s’y situer. Le rôle de critique ou d’historien de la littérature auquel Ponge est conduit par son travail sur Malherbe encourage du reste cette tendance. Mais elle correspond de toute façon à un besoin manifeste dans ces années cinquante. 

« Il nous faut bien une société… », note Ponge dans « La Société du génie » (M, I, 636). Dès « Préface aux Pratiques » (novembre 1951) il évoque la « conscience prise récemment de l’existence de l’Histoire de l’art et du Musée et de la Bibliothèque » (PAT, 286). Le Malherbe sera l’occasion de réorganiser cette « Bibliothèque ». C’est surtout à partir du « Malherbe VI » – donc une fois « Le Soleil » achevé et l’espace dégagé – que Ponge livre sa propre version de l’histoire littéraire, disposant dans l’univers de la littérature, chacun à sa place, les astres promus au rang de soleils, ceux qui ont été de véritables « maîtres ». Montaigne, Malherbe, Montesquieu, Diderot, Voltaire, Rimbaud, Mallarmé se trouvent ainsi désignés comme les initiateurs successifs de trois révolutions essentielles660. Et Ponge en arrive, à la fin du « Malherbe VI », à se situer lui-même dans l’histoire de la littérature :

‘Enfin, quant à sa place [celle de Malherbe] dans l’histoire littéraire, si l’on y tient, il faut (…) le situer entre (à peu près à mi-chemin entre) Lanfranc-Wace d’une part et d’autre part Mallarmé-moi-même. (Ou encore, à peu près aux trois quarts du chemin sur la route qui mène de Lucrèce à moi (ibid., 230).’

Soucieux de définir sa place dans le « Panthéon Universel » (ibid., 122), Ponge commence à élaborer le rôle qu’il pourrait y tenir, l’influence qu’il pourrait exercer, concluant « Il faut aussi, peut-être, que je m’occupe dans une certaine mesure de tactique, et de créer mon école » (ibid., 124). J’y reviendrai plus loin, à propos des relations de Ponge avec ses lecteurs à cette époque.

Le désir de se situer dans la littérature est à l’origine d’un profond remaniement de la très ancienne métaphore de l’arbre, qui, sous son nouvel aspect, devient emblématique du sentiment récent d’appartenance à la littérature. L’arbre en effet, au lieu de représenter le poète, figure la littérature elle-même. Le poète y appartient « en cime » (ibid., 171), tandis que Malherbe en constitue le tronc. « Nous le [Malherbe] vénérons comme une feuille, si elle était consciente, vénérerait le tronc qui la supporte » (ibid., 185).Cette nouvelle métaphore revêt une grande importance aux yeux de Ponge : il souligne les efforts déployés pour « mettre au point [s]on image de la Langue et Littérature françaises considérées comme un arbre » (ibid., 174). Le remaniement du motif de l’arbre était amorcé dès le premier chapitre du Malherbe, l’identification à l’ancêtre se soutenant de la formule être du même bois : « Par ailleurs, en ce qui me concerne, Malherbe fait partie de mon propre bois, si je puis dire. Il a été intimement lié à ma substance durant ma croissance même, et s’y est intégré » (ibid., 29). La métaphore elle-même commence à apparaître dans « Malherbe III », où il est dit de Malherbe, l’écrivain « le plus considérable de notre Littérature », que « c’en est le Père, le tronc » (ibid., 72). Mais, dans la mesure où Malherbe occupe justement la fonction paternelle de tronc, c’est dans « Malherbe VI » seulement, c’est-à-dire après la phase d’achèvement du « Soleil », que l’image de l’arbre de la littérature, significative d’une relation nouvelle au père, se développe dans toute son ampleur.

Notons d’abord qu’elle a une fonction stratégique au sein du Malherbe : grâce à elle, Ponge signifie clairement que dans son approche de l’œuvre malherbienne, il se situe en tant qu’écrivain. Malherbe et lui font partie du même arbre, le rapport entre eux étant celui du tronc à la cime. Travailler sur l’œuvre de ce prédécesseur sert un projet beaucoup plus littéraire que critique : il s’agit de « bêcher au pied de l’arbre », cet arbre « dont la littérature présente, c’est-à-dire nous, sommes la cime», « pour lui permettre de respirer et de s’élever encore» (ibid., 162). Ponge tient visiblement à rappeler d’une part que le travail qu’il consacre à Malherbe n’est en rien opposable à sa propre activité d’écrivain, d’autre part que son admiration pour cet auteur n’implique aucun désintérêt pour son œuvre propre :

‘Non, nous ne renoncerons pas à l’avenir. (…) Non certes, pour ce que nous nous occupons aujourd’hui de notre tronc et de nos racines, nous ne nous désintéressons pas de notre cime, nous ne renonçons pas à notre projet de fleurir (ibid., 166). ’

Mais surtout cette nouvelle image révèle de profondes transformations dans la façon dont Ponge conçoit son activité d’écrivain et la situe par rapport à ses pairs. On remarque d’abord combien l’image du tronc, valorisée de longue date (« Le Tronc d’arbre » est de 1926) est renouvelée dans sa signification. Le poème de 1926 voyait dans le dépouillement du tronc la vérité de l’arbre, masquée par l’abondance du feuillage, mais il faisait de cette vérité une préfiguration de la mort future (« ce tronc que parfera la mort ») (PR, I, 231). En 1955, l’approche est très différente, puisque le tronc est annonciateur non de mort mais au contraire de croissance continuée. Le tronc est condition du feuillage ; il n’est pas choisi contre lui. La différence est profonde, donc, dans la manière de considérer l’arbre en lui-même mais elle l’est tout autant en ce qui concerne les relations de cet arbre avec ce qui l’entoure. L’image originelle du « Jeune Arbre » isolé, dressé face à ses pères fait place à celle du vieil arbre, solide et bien enraciné, dont le poète est désormais la cime. C’est toute une réintégration, à la fois dans l’espace et dans le temps, qui se dit ici. Et il n’est pas indifférent que ces deux données soient aussi celles qui définissent le mode d’actualisation propre à la parole, comme je le soulignais au chapitre précédent.

La nouvelle métaphore de l’arbre exprime une réconciliation totale avec le sentiment d’appartenance – dans sa nouvelle définition :

‘Pour ce qui est de notre appartenance à la Langue et Littérature française, naturellement nous leur appartenons en cime, en plein ciel, face à l’avenir (…). Comme sa plus haute feuille, (…) comme sa cime (du grec cuma, pousse extrême), ou sa proue (PM, II, 171). ’

L’appartenance est reconnue et assumée, dans la mesure où elle est dynamique : « Nous n’aimons croire que dans la mesure où cela nous aide à croître » (ibid., 170). Mais elle ne va pas sans un sentiment de renoncement à l’ancien idéal d’absolu du « jeune arbre ». Le chemin parcouru est long pour passer du statut de jeune arbre solitaire à celui de membred’une assemblée (celle du « Carnet du Bois de pins ») puis enfin de cime d’un grand arbre préexistant :

‘De même que (…) nous devons nous résoudre (…) à nous concevoir comme partie, élément ou rouage non privilégié de ce grand Corps Physique que nous nommons Nature (…) ; de même ne devons-nous concevoir nos écrits que comme (…) branchette ou feuille de ce grand arbre – également physique – que l’on nomme la Langue ou la Littérature française. 
Ce n’est pas que, tout comme un autre, nous n’essayions incessamment d’en sortir…
Mais nous devons constater aussi que nous n’en sortîmes, ni sortirons probablement jamais661 (ibid. 170). ’

Un sommet est atteint dans l’acceptation de l’appartenance lorsque Ponge considère son futur ouvrage dans l’ensemble de la production littéraire présente, acceptant de s’en considérer comme une partie, feuille parmi les feuilles :

‘Ce livre, considéré objectivement, qu’est-ce donc ? sinon l’un des quelque dix, cent, ou mille livres sortis des presses ces derniers jours, dont l’ensemble constitue les feuilles les plus récentes, le bouquet terminal, la cime de ce grand, vétuste et glorieux chêne : la Littérature française ? (ibid., 173). ’

L’appartenance conçue en termes d’espace se double ainsi d’une appartenance au mouvement du temps :

‘nous ne sommes [dans l’arbre de la littérature] que le bouquet terminal (momentané), que la cime présente.
Que sommes-nous en effet, sinon cela, sinon un moment de la littérature, et rien de plus ? (ibid., 174).’

Même si, évidemment, l’espoir de survivre à ce « moment » est bien présent, l’élan est celui d’une intégration du devenir, quel qu’il soit :

‘(…) nous ne nourrissons point trop d’illusions sur le nombre de chances que nous avons de nous transformer en fleur, fruit, et graines, ou du moins en branchette, branche puis branche charpentière, plutôt que d’être arraché par le vent et d’aller pourrir par terre ici ou là, plus ou moins loin du pied sacré du père (ibid., 171). ’

Encore et toujours, il s’agit d’admettre l’inscription dans le temps. C’est le passage par la réalisation orale de la parole qui a permis cette intégration. Il a fallu que la parole soit envisagée à l’état naissant pour que même sa disparition – son état mourant – puisse être envisagée sans conduire à l’aphasie.

Pour conclure sur ce sentiment général d’appartenance qui se fait jour dans le Malherbe, je citerai ce passage du « Malherbe VI » dans lequel, ébauchant un plan pour son ouvrage, Ponge se situe dans un véritable réseau d’inter-relations :

‘I. Nous, le Monde Extérieur (…) et Notre Langue Maternelle. Nous et la langue française. (….)
II. Nous, dans le Monde Social :
Nous et notre famille (notre société : la société du génie). (…)
III. Nous et l’Histoire (le Passé), Nous et les Œuvres, c’est-à-dire nos racines, notre tronc, nos branches.
IV. Nous et le Présent, l’Actualité historique : l’air ambiant.
Nous et l’Avenir : la cime que nous représentons. (…)
V. Nous et le sentiment de notre Magistrature (ibid., 143). ’

Il est saisissant de constater à quel point les instances se sont multipliées pour définir cette entreprise qui à l’origine ne comportait que l’individu, le monde, et une langue à réinventer. Le projet de Ponge ne se conçoit plus comme « dressé contre » mais comme une stratégie au sein d’un ensemble.

Notes
660.

« Vers 1600. 1ère Révolution » ; « Vers 1750. 2ème Révolution » ; « Vers 1870. 3ème Révolution » (ibid., 117-118).

661.

Les sentiments suscités par l’appartenance à cet « arbre » sont complexes. Si elle s’accompagne à l’occasion d’un sentiment de renoncement, elle suscite parfois aussi un doute sur la légitimité à y prétendre, qui, derrière l’auto-ironie, n’en témoigne que mieux du statut honorifique qu’elle revêt aux yeux de Ponge . Il qualifie ainsi de « honteuse et bouffonne » sa « prétention » : « Je veux parler de cette prétention à faire nous-mêmes partie, de par nos misérables écrits, de la littérature française au même titre que notre auteur, – c’est comme je vous le dis – , et à nous placer en quelque sorte de son côté ou de son parti, parmi les "créateurs" » (ibid.,184).