A. Des « pratiques » d’élaboration-destruction

Recommencer perpétuellement

Même si c’est finalement sous le titre de Grand Recueil et non de « Pratiques » que l’ouvrage projeté dès 1951 verra le jour, cette notion de « pratiques » aura travaillé de manière décisive la conception par Ponge de son œuvre. C’est elle encore qui fournira du reste le titre du dernier recueil publié par Ponge de son vivant, Pratiques d’écriture ou l’Inachèvement perpétuel (1984), dans lequel seront reversés la plupart des textes méthodologiques écrits dans la période 1951-54662. Le couplage, dans ce titre, des notions de « pratiques » et d’ « inachèvement » met en lumière la dynamique de perpétuel recommencement qui est au cœur de la notion de « pratiques », celle-ci s’étant élaborée en articulation étroite avec celle de destruction. Les « pratiques » ont été pensées, dans les années cinquante, comme réponse à ce cycle de mort et de renaissance qui affecte les civilisations et leurs valeurs, dans une méditation dont, on l’a vu, « Joca Seria » constituait les prémices.

En effet, dès la première mention du futur recueil, (le 20 octobre 1951, donc peu après l’achèvement de « Joca Seria ») Ponge définit ses « pratiques » comme étant « en une mesure des pratiques d’élaboration, de raffinerie et d’avortement à la fois », ceci à la lumière des « leçons de l’histoire des civilisations » (NNR III, II, 1031). C’est donc dans un seul et même mouvement qu’il conclut sa méditation sur les cycles de la civilisation et qu’il décide de la mettre en œuvre dans un projet de recueil.

Un mois plus tard, dans son projet de « Préface aux Pratiques », c’est directement en termes de stratégie littéraire qu’il rend compte du mouvement cyclique des « valeurs » :

‘Histoire des valeurs :
0°) participation à la destruction des valeurs anciennes
1°) naïvisme, primitivisme, découverte de la nouvelle ressource (Parti pris des choses)
2°) élaboration
3°) raffinement
4°) avortement : leçons de l’histoire des civilisations, et (à la fois) de Lautréamont, Rimbaud, etc.
Telle est la seule attitude moderne, tenant compte de l’héritage ( PAT, 280-281).’

Un peu plus tard, dans « Le Monde muet est notre seule patrie » (dont le texte précédent constitue une ébauche), Ponge donnera de ce processus sa description définitive, en quatre phases :

‘Nous savons enfin, depuis peu, et voilà ce qui est essentiellement MODERNE, comment naissent, vivent et meurent les civilisations663. Nous savons qu’après une période de découverte des nouvelles valeurs (…) vient leur élaboration, élucidation, dogmatisation, raffinement (M, I, 630). ’

La dernière étape est celle, fatale, de la destruction : « nous savons surtout, parce que nous vivons cela en Europe depuis la Réforme, qu’aussitôt les valeurs dogmatisées naissent les schismes, d’où tôt ou tard catastrophe suit. » Ce cycle est inévitable ; l’écrivain ne peut pas plus qu’un autre s’y soustraire : « Nous savons bien que nous devrons nécessairement en passer par tout le cycle que je viens de décrire, car l’esprit de l’homme est ainsi fait » (ibid., 630).

L’essentiel est sans doute que ce cycle des civilisations soit immédiatement traduit en termes de programme poétique. En réponse à l’inévitable destruction des valeurs, l’œuvre se donnera comme mission de prévoir l’abolition en l’incluant dans son projet : « Du moins nous arrangerons-nous pour ne pas nous attarder jamais en l’une ou l’autre de ces périodes, et surtout pour franchir aussitôt la redoutable période classique664, celle de la mythologie parfaite, celle de la dogmatisation (ibid., 630).

D’où cette résolution, en forme de manifeste :

‘Ainsi, plutôt que d’aboutir FATALEMENT à la catastrophe, ABOLIRONS- NOUS IMMÉDIATEMENT LES VALEURS, en chaque œuvre (et en chaque technique), DANS LE MOMENT MÊME QUE NOUS LES DÉCOUVRONS, ÉLABORONS, ÉLUCIDONS, RAFFINONS (ibid., 630). ’

Il s’agit de faire du cycle qui affecte les civilisations un principe d’écriture, qui permettra à l’œuvre de résister.L’articulation de l’écriture au devenir humain, articulation à laquelle Pongen’a jamais renoncé, est conçue désormais à un niveau bien plus profond que celui des événements et des superstructures – c’est-à-dire celui de l’Histoire : au niveau souterrain où se mêlent sans cesse mort et renaissance.

Un pas nouveau a de plus été franchi dans la manière de concevoir l’œuvre : il ne s’agit plus seulement d’y intégrer le principe de son imperfection (ce que Ponge a déjà fait), mais celui-même de la destruction de ses valeurs, en somme d’y intégrer la mort. Il faut prévoir, dit la « Préface aux Pratiques », un « avortement ». Mais là encore, mort et vie brouillent leurs frontières : la manière dont Ponge décrit cet « avortement » en fait moins une atteinte à la vie qu’une façon de privilégier celle-ci « à l’état naissant », à l’instar de la parole :

‘Mais l’avortement (enfin, tout ce processus) peut se réaliser de 36 façons (…).
Ma façon à moi est d’inclure le ver, le germe, la vie, la qualité différentielle dans la construction apparemment froide de l’objet. Le respect amoureux de la différence de l’objet. La vérité ce sont les autres ( PAT, 281). ’

Ce passage met sur le même plan le « ver » et le « germe » de vie, en les associant à une irréductible altérité de l’objet665.Nourri de tout l’imaginaire de l’enfouissement souterrain développé à cette époque, il conduit à une première intuition de l’objeu, non encore nommé comme tel, mais entrevu comme mode de « fonctionnement » :

‘Il faut être si absolument respectueux de l’objet, que ce respect même (…) vous amène au point où… le ver entre de lui-même dans le fruit (…). Comment dire ? au point où… la vie germe d’elle-même en son intérieur (…) ; au point où… il se remet en route, se remet à fonctionner (…) : au point où… (…) cela flocule et jouit (ibid., 282-283). ’

Le moment où « le ver entre dans le fruit », traditionnellement redouté, est aux yeux de Ponge celui du triomphe de la vie, le ver étant identifié au germe. Cette image introduit à un cycle sans fin de la vie, qui associe, comme dans « Joca Seria », « cimetières » et « germes », « cadavres en décomposition « et « vers gainés d’énergie » (AC, II, 616). La prise en compte de la mort suppose celle du temps.

Notes
662.

Ils y feront pendant à une série de textes datant des années vingt. Il est significatif que soient ainsi rassemblées ces deux périodes, comme deux grands foyers d’élaboration par Ponge de sa « pratique » : au seuil de son œuvre, dans la plus grande exigence d’absolu, et dans sa maturité, au moment de définir sa stature d’écrivain, en revendiquant une nouvelle forme d’absolu sous la forme de l’inachèvement perpétuel. 

663.

Allusion à une phrase de Valéry dans « La Crise de l’esprit » (1924) : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (in Variété, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 988).

664.

Rappelons que l’œuvre de Malherbe, sur laquelle Ponge travaille à ce moment, se situe juste avant cette période classique.

665.

Pourrait-on dire qu’accepter l’altérité c’est accepter la loi propre du développement de l’autre, donc sa mort ?