Mettre « le temps dans notre complot »

« Nous avons usé (…) de beaucoup de ténacité et de patience, et mis autant que possible le Temps dans notre complot » lit-on au début du « Soleil » (P, I, 776). Cette affirmation ne concerne pas seulement le « Soleil », elle est – on l’a vu – au cœur du projet de Ponge en ces années cinquante. La notion de complot est sous-jacente au choix du titre « Pratiques ». En effet l’un des sens du mot « Pratiques » est celui de « Menées, intelligences secrètes avec l’étranger, avec l’ennemi, avec un parti »666. Ponge actualise cette acception du mot, en lui associant, dès la première mention de son projet, les termes « menées » et « trames » (le plan sommaire qu’il indique pour le recueil est : « PRATIQUES : Trames, Menées (I et II), Trames II ») (PE, II, 1030). Il revendique ainsi une forme de complot à long terme à l’œuvre dans tous les textes écrits depuis dix ans. Le mot « trames », à la fois tissage textuel et complot, rappelle la thématique de « L’Araignée »667. Quant au mot « Menées », il souligne la mise en œuvre, dans la durée, d’un plan mûrement concerté668.

Mais c’est par rapport au temps que se joue avant tout le « complot ». Il s’agit de court-circuiter le temps en anticipant son action destructrice et en intégrant celle-ci au projet. Le texte doit s’établir dans une position d’indépendance par rapport aux valeurs propres à telle ou telle phase civilisationnelle, et ceci en parvenant à toutes les « boucler » en lui-même. L’objeu s’élabore là comme ce qui, par son bouclage, résiste au temps. En témoigne ce passage du « Monde muet » dans lequel Ponge, après avoir exposé les phases du cycle des civilisations, débouche sur la possibilité d’un fonctionnement infini de la signifiance :

‘C’est la leçon par exemple, en poésie, de Mallarmé. C’est d’ailleurs le fait de tous les grands chefs-d’œuvre et ce qui les rend éternellement valables ; les SIGNIFICATIONS, comme dans le moindre OBJET ou la moindre PERSONNE, y étant BOUCLÉES À DOUBLE TOUR, rien ne les empêche de toujours sonner l’heure, l’heure sérielle (M, I p 630). ’

On reconnaît dans ce passage certains éléments de la définition de l’objeu telle qu’elle apparaîtra dans « Le Soleil ».

Le temps, c’est aussi celui qu’il fallait pour parvenir au niveau des racines, où se situe l’objeu. C’est le temps nécessaire pour rejoindre la profondeur de la parole à l’état naissant : les poètes « s’enfoncent dans la nuit du Logos, – jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations» (M, I, 631). Au terme de l’enfoncement dans l’épaisseur du monde muet, il y a l’objeu, la clé du fonctionnement, au niveau le plus profond. L’intégration totale du temps débouche ainsi sur une libération hors du temps : « Le Temps (Le Temps : je veux dire la ténacité, le travail) débouchant dans l’Intemporel. Une minute de plus à vivre, à peiner encore, et c’est l’éternité » (PM, II, 49).

Notes
666.

Littré, sens 9 du mot.

667.

Avec le même paradoxe d’un piège qui n’en est pas un : en annonçant ouvertement des intentions, il vide son action de toute portée manipulatrice effective (puisque le premier à être mis dans le complot, c’est le lecteur qui est censé en être l’objet).

668.

Notons qu’il renvoie aussi, tout simplement, à l’« action de mener, de faire aller en allant soi-même» (sens 1 du Littré), renforçant ainsi l’intégration du lecteur dans le projet : il s’agit bien, sinon de le conduire quelque part, du moins de l’« emmener par tous mes chemins ».