Revendiquer le statut de praticien du langage

Ponge en est venu, dans son travail sur Malherbe de l’été 1951, à fonder essentiellement sur son statut de « praticien » du langage sa légitimité à parler de cet auteur : « Il est légitime à ceux qui "pratiquent" le langage et la "raison" de ne pas laisser leurs prédécesseurs à la merci du jugement des incapables professionnels de la "critique" » (PM, II, 15). En octobre 1951, c’est sans guillemets cette fois qu’il revendique sa pratique du langage : « Peut-être est-il naturel que ceux qui pratiquent le langage ne le laissent pas à la merci des professeurs et des annalistes » (ibid., 24). Or c’est le même mois qu’il mentionne, pour la première fois, (dans une note déjà citée), le projet de « [s]on prochain livre : PRATIQUES » (PE, II, 1030).

C’est donc en tant que « praticien » qu’il entend se définir aussi dans son activité d’écrivain et proposer son œuvre au public. Car écrire consiste d’abord à « pratiquer » la langue. C’est le grand rapatriement dans la langue, grâce à Malherbe, qui met ce fait en pleine lumière ( « Nous pratiquons la langue française » tel est l’un des grands motifs du « Malherbe III »). Au verbe « pratiquer », Ponge confère sans doute aussi le sens 3 que lui donne Littré, c’est-à-dire « fréquenter, hanter, en parlant de personnes et éventuellement de lieux ». Il se réclame d’un très ancien, très long commerce avec la langue (qu’il en est venu à considérer comme un partenaire à ménager, on l’a vu au chapitre précédent).

Et c’est sous la bannière des « pratiques » qu’il a l’intention de réunir l’ensemble de ses recherches, de tous ordres, aussi bien méthodologiques ou critiques (textes sur la peinture) que poétiques. Son projet de recueil, très ambitieux est en effet essentiellement englobant, comme le montre une lettre adressée à Gaston Gallimard trois mois plus tard673. Il correspond à un désir chez Ponge de construire son statut d’écrivain, désir qu’il n’exprime pas pour la première fois, mais que le travail sur Malherbe rend sans doute plus impérieux. Le vœu d’un rapatriement en littérature ne peut se réaliser à n’importe quel prix. En choisissant des’y rapatrier en tant que « praticien », en qualifiant son œuvre de « Pratiques », Ponge répond à un certain nombre de difficultés, et confirme en même temps ses évolutions récentes.

Notes
673.

Le futur recueil, qui comprendrait « deux tomes de 290 pages chacun environ », devrait comporter à la fois : des textes poétiques, qualifiés par Ponge de « suite du Parti pris des choses » ; deux textes poétiques longs « d’un genre différent » (Le « Verre d’eau « et « La Crevette dans tous ses états ») ; deux textes « d’ordre méthodologique ( « Tentative orale » et « My creative method »), enfin un « ensemble de textes, (…) intéressant non seulement la peinture mais la littérature » (Extraits d’une lettre à Gaston Gallimard, GR, II, 813-814).