Subsumer toutes les formes de « pratiques » dans un livre

En concevant cet ouvrage, dans lequel il présentera au public tout ce qu’il a écrit depuis La Rage, Ponge transcende la distinction, douloureusement ressentie au début de son travail sur Malherbe, entre l’exercice proprement poétique d’une parole à propos du monde muet, et son exercice critique ou métatechnique. Du reste il a déjà manifesté ce désir – source de litiges avec Paulhan – de ne pas séparer ces deux formes de parole. Il en fera œuvre, globalement, en subsumant sous le terme de « pratiques » les textes consacrés proprement aux objets du monde muet, et les textes de réflexion – y compris ceux qui relèvent de la critique d’art. Jamais il n’était encore allé aussi loin dans un processus de publication. En faisant paraître les Proêmes, il s’était déjà beaucoup exposé, mais ce qu’il avait montré alors était une facette unique de son œuvre. Maintenant il désire les montrer toutes, et même donner une allure de livre monumental à ce grand recueil qui présentera toutes ses « pratiques » d’écriture, en lieu et place de l’œuvre de grand poète attendue par le public. C’est une nouvelle et significative étape.

Ce sera du reste la diversité du Grand Recueil, signe de l’ampleur de l’œuvre, qui sera soulignée par la critique.Jean Tortel écrira ainsi, peu après la parution : « Le Recueil contient tout l’espace qui sépare le crayon, la rapide esquisse (Pochades en prose ) de l’élaboration la plus soutenue : L’Araignée , L’Abricot »674. Selon lui, Le Grand Recueil « nous permet, pour la première fois peut-être, de nous rendre compte de l’étendue du registre pongien et de nous en étonner en même temps que de l’unité absolue de son œuvre »675.

Les « pratiques » d’écriture, telles que les conçoit Ponge, sont aussi des pratiques de vie. Confirmant les choix esthétiques de La Rage, il choisit de montrer ses cheminements et de les valoriser davantage que les résultats. Ces tentatives toujours recommencées ne se distinguent guère de celles qu’impose la vie :

‘Montrer le cheminement de l’esprit, allant de l’une à l’autre de ces erreurs, jusqu’au bout, jusqu’à l’absolu. Car… à propos de chaque objet… je passe par tout cela. Et à propos de chaque décision pratique. A propos de ma vie même… (PAT, 281). ’

Le fait de multiplier les tentatives, dans les directions les plus variées, est conçu par Ponge comme la manifestation d’une idiosyncrasie irréductible :

‘Nous voyons bien (…) quelles alternances de la naïveté et de l’expérience, de l’intelligence et de la foi nous sont nécessaires. Nous voyons bien aussi (…) que nous ne nous endormirons jamais (quiétisme) en l’une ou l’autre de ces attitudes… (…)
Voilà encore pourquoi, notre œuvre entière, nous pourrions (nous avons sérieusement songé à) l’intituler : Pratiques. 
Ainsi, sans doute, de l’une à l’autre de ces nécessités, de ces urgences momentanées, n’aurons-nous jamais de repos.
Mais ainsi, aussi bien, nous sommes-nous, une fois pour toutes, (…) établi dans le perpétuel (PM, II, 170). ’

Avec les « Pratiques » il s’agit de présenter au public une activité continue, et – le pluriel y insiste – multiforme.

C’est dans sa « Préface aux Pratiques » que, en novembre 1951, Ponge élabore ce qui sera l’argument du « Monde muet » en faveur d’une pratique quotidienne et toujours recommencée de la parole – qu’il oppose, encore une fois, à l’ambition du recueil de « poésie » : 

‘nous avons tout à dire… et nous ne pouvons rien dire, voilà pourquoi nous recommençons chaque jour, à propos de sujets très variés et selon le plus grand nombre de procédés imaginables (PAT, 285). ’

Ce texte sera repris presque sans modification dans « Le Monde muet », mais Ponge ajoutera cette conclusion qui met au premier plan la notion de pratique :« Le monde muet est notre seule patrie. Nous en pratiquons la ressource selon l’exigence du temps » (M, II, 631, je souligne).

Notes
674.

Jean Tortel, « Francis Ponge et la morale de l’expression », article paru dans Critique, juin 1962, recueilli dans Francis Ponge cinq fois, Fata Morgana, 1984, p. 51.

675.

Ibid., p. 53.