Redéfinir les genres

Dans une note de 1952 sous-titrée « Dix années de Pratiques », Ponge observe : « J’ai mélangé ici mes genres » (PAT, 288). Lorsqu’il parle de ses genres, il faut peut-être comprendre le mot dans son sens étymologique de « génération, naissance, origine », en écho à « la parole à l’état naissant ». Les « genres » ne seraient que les différentes manières dont naît et se manifeste la parole, en vertu de nécessités internes à celui qui parle, et non de classifications préétablies.

L’une des aspirations essentielles qui anime le projet de recueil est justement celle d’échapper aux classifications. Dans « Nouveau proême » (1954), Ponge revendique la diversité de ses pratiques et en appelle à l’invention d’un nouveau genre :

‘je ne me laisserai pas volontiers enfermer dans telle ou telle catégorie conventionnelle d’esprits : poète, artiste, artisan, ou philosophe. (…) Jean Tortel (…) a bien vu mon ambition d’inventer le genre où Mallarmé et Stendhal, Malherbe, Pascal et Montaigne se rejoignent (GR, I, 814). ’

Et il poursuit, revenant à cette conception du poète-expérimentateur qu’il avait revendiquée dès le « Carnet du Bois de pins » :

‘J’ai voulu (par le procédé qui consiste à sauter (…) incessamment d’un idéal à l’autre (…) ) (et d’une autre façon en mettant sur la table aussi honnêtement que possible tout le travail et les maladresses, enfin tout le processus des associations d’idées, (…) pouvoir n’être considéré que comme un expérimentateur (conscient) (ibid, 814). ’

Cette contestation des genres prend à l’occasion la forme d’une réaction violente contre « ces salauds (…) qui veulent vous réduire à leurs normes » (PAT, 321). Paulhan, qui a plusieurs fois conseillé à Ponge de ne pas mélanger les genres, est le premier visé : « Qu’on ne m’ennuie donc plus avec ces classifications et ces avis ("vous êtes fait pour l’ellipse", "je préfère les textes courts", etc.)676. Qu’on préfère ce qu’on veut – et qu’on me foute la paix », écrit Ponge dans une note de 1954 (ibid., 321). Les propos de Paulhan sont comparés à ceux d’un « concierge chamarré de la Littérature » : « Rentrez donc ! Rentrez donc ! dans la catégorie où je vous ai fait l’honneur de vous ranger et d’exercer à votre propos ma "critique" (…) ! Rentrez-y ou "l’on ne vous publiera plus" » (ibid., 321). Dans cette rébellion violente contre les genres, où revient le souvenir de la dépendance passée vis-à-vis des décisions de Paulhan, c’est la liberté pleine et entière d’exercice de la parole qui est revendiquée, face à l’ancien censeur.

On peut s’étonner alors de constater que le projet débouche, en 1961, sur un apparent maintien des classifications dans Le Grand Recueil, avec une structuration en trois tomes : Lyres, Méthodes et Pièces 677. Mais outre que ce classement reste très sommaire, il faut remarquer que dès le projet initial Ponge avait manifesté le désir d’introduire des regroupements dans les textes du futur recueil678, ce désir répondant sans doute davantage à une sollicitude envers le lecteur qu’à des impératifs génériques, comme en témoigne l’avis au lecteur du Grand Recueil, que je commenterai plus loin. Le classement opéré dans Le Grand Recueil se révèle du reste aléatoire sur bien des points679. Le dispositif en trois volumes ne repose pas sur une véritable spécificité des genres : « il vaudrait mieux suggérer », pour reprendre les termes de Jean-Marie Gleize, « qu’il tient compte d’une typologie des discours ou des modes d’énonciation : didactique / poétique, écrit /oral, etc. »680. Enfin, on observe qu’en tout état de cause, ce recueil est conforme au vœu de Ponge de ne pas se laisser enfermer dans la catégorie de « poète » : dans la mesure où « la "poésie" , stricto sensu, n’en occupe qu’un des pôles », « elle n’est pas, ne saurait être, en position dominante, encore moins exclusive »681.

Notes
676.

Dans une lettre de 1952 (pendant la brouille) Paulhan évoque « ce grand sens elliptique qui était ta force » (Corr. II, 478, p. 119).

677.

Lyres rassemble des poèmes (surtout de jeunesse) et des textes d’éloges ; Méthodes rassemble les textes « métatechniques » de réflexion sur le langage ; Pièces recueille les descriptions d’objets, dans la veine du Parti pris. 

678.

Une lettre à Jean Tortel de décembre 1952 distingue, dans les textes du futur recueil, ceux qui sont« d’ordre poétique », puis « les textes méthodologiques du genre chasse », enfin les « textes méthodologiques du genre trames » (comprenant le Malherbe et les textes de critique d’art) (Correspondance Francis Ponge-Jean Tortel, op. cit., p 110).

679.

Comme le souligne M. Collot, « les différentes composantes de la poétique pongienne sont (…) difficilement dissociables, si bien que tel texte classé dans un volume pourrait aussi bien figurer dans un autre. (…)D’autre part, à l’intérieur de chaque volume, (…) la succession et l’unité des textes n’apparaissent pas toujours évidentes (…) » (Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p 106).

680.

J.M. Gleize, Lectures de Pièces, op. cit., p. 22.

681.

Ibid., p. 22 et 23.