Un anti-florilège.

En 1952, Ponge écrit à Jean Tortel :

‘Je médite depuis de longs mois, près de deux années, le prochain recueil que je donnerai à Gallimard, dont je voudrais qu’il devienne autre chose que le recueil (justement) de mes textes mais par leur choix et leur composition un grand livre, ou du moins un livre neuf qui fasse oublier à la fois Le Parti pris, La Rage et Proêmes (et Le Peintre à l’étude)684. ’

Les réserves de Ponge envers la notion de recueil sont à rapprocher de ce passage du Malherbe où est noté comme « suprême indice » du « haut esprit » de Malherbe le fait de « n’avoir jamais consenti, malgré le prix où il mettait ses œuvres, à en publier vivant le recueil » (PM, II, 39). C’est qu’en effet, aux yeux de Ponge, « personne plus que lui n’a jamais été convaincu à la fois de sa supériorité relative et de son échec absolu » (ibid., 39). Ponge, du moins, l’est largement autant que lui… Valorisant depuis longtemps la notion de « succès relatifs d’expressions » et tenant pour l’essentiel le mouvement d’avancée sans trêve vers la réalisation d’un idéal inaccessible, il a toutes les raisons de considérer comme vaine l’idée d’ériger son œuvre en monument. Il tient au contraire à contesterla connotation glorieuse du terme « recueil » :

‘Il est maintenant nécessaire que je fasse ce recueil, (mais non du tout comme un florilège, non parce que les pièces qu’il contient méritent particulièrement d’être recueillies. Plutôt est-ce le contraire. Plutôt ai-je le désir de les rassembler afin de minimiser l’importance de chacune d’elles et les donner enfin pour ce qu’elles me paraissent valoir, c’est-à-dire pour une suite d’essais, assez maladroits et le plus souvent malheureux, publiés comme tels pour l’instruction des générations futures) (PAT, 303). ’

Ceci est à mettre en relation avec le refus de hiérarchiser les contenus, exprimé dans la « Préface aux Pratiques » :

‘Nous ne nous proposons absolument pas d’écrire un beau texte, une belle page, un beau livre. Non. (…) Nous n’avons par ailleurs aucun sentiment d’une hiérarchie dans l’importance des choses à dire. (…) Nous nous foutons éperdument des critères habituels. Nous ne nous arrêtons que par lassitude (ibid., 285).’

Plus qu’avec « florilège » le mot recueil est à mettre en relation avec « recueillement » – dont Littré signale du reste que le premier sens est « action de réunir, de recueillir ». « Sur notre Recueillement actuel au fond des Calices de l’Objeu », tel est le titre d’une note datée du 29 juin 1952, qui commence ainsi :

‘Personne un jour pourra-t-elle comprendre comme
Nous nous recueillons actuellement,
Au fond des calices de l’objeu ? (ibid., 289)’

Plutôt que ses « plus beaux textes », ce sont ses forces vives, les intentions fondamentales soutenant sa prise de parole, que Ponge tente à cette époque de « recueillir », se recueillant lui-même, au cœur de sa période d’enfouissement, pour rassembler toute son attention et ses forces sur le sens de son projet.

La dimension « anti-florilège » sera suffisamment sensible encore dans Le Grand Recueil qui verra le jour en 1961 (et dont l’épithête « grand » a probablement moins valeur magnifiante que simplement englobante), pour que Jean Tortel le commente ainsi, à sa sortie :

‘Le grand recueil n’est pas une anthologie : tout, au contraire, y a été recueilli sans aucune intention de hiérarchisation. Le coté non figé, même un peu fouillis, de ces quelque sept cent pages nous prévient d’ailleurs très vite. Encore moins un premier tome accrochant le train des « Œuvres complètes » : l’auteur est trop malherbien, (…) pour succomber à l’orgueilleuse tentation du Monument prématuré685. ’

Le « côté un peu fouillis » – et donc en rupture avec la notion de chef d’œuvre – , du Grand Recueil sera par la suite souligné par la critique. « L’ensemble ne constitue pas vraiment "un livre" », écrit ainsi Michel Collot ; « aussi "grand" soit-il, il reste un recueil à la structure assez lâche et aléatoire, ce qui permet au lecteur de s’y "promener" (…) sans suivre nécessairement un parcours préétabli » 686.

Que le lecteur puisse « se promener » dans ce livre, c’est en effet l’un des thèmes essentiels de l’avis au lecteur qui, rédigé en 1961, juste avant la parution du Grand Recueil, sera placé en tête de celui-ci687.

Notes
684.

Correspondance Francis Ponge-Jean Tortel, op.cit. p. 110. La notion de « livre » est très complexe chez Ponge, et je ne la développerai pas ici, me contentant de renvoyer aux analyses de J.M. Gleize et B. Veck, dans Francis Ponge. Actes ou Textes, op. cit., p. 69-73.

685.

Jean Tortel, op. cit. p. 53.

686.

Michel Collot, op. cit. p. 106.

687.

Plus précisément en tête de Lyres, le premier des trois volumes.