Un espace de « promenade » pour le lecteur

Dans cet avis au lecteur, Ponge avoue – ou revendique – un certain flou dans la composition du recueil. Après avoir indiqué que celui-ci rassemble un grand nombre de textes divers, il explique que face à l’abondance de matériaux, il a ménagé « quelques trouées »,

‘et d’abord, ces trois allées principales : LYRES, MÉTHODES, PIÈCES ; puis, à l’intérieur de chaque volume, par les artifices de la mise en page, plusieurs sentiers ou ronds-points : d’où, peut-être, quelques perspectives imprévues.
Tout cela, je ne sais trop comment, à vrai dire. (….)
Aurait-on réussi, LE GRAND RECUEIL, alors, serait un livre (L, I, 445, je souligne). ’

Manifestement, Ponge fait savoir à son lecteur que la structuration du recueil n’est pas ce qui a retenu son attention. L’essentiel pour lui est ailleurs. Ce que révèle l’analyse du détail du texte. Je commenterai ici le choix – dans ce texte dont les manuscrits révèlent qu’il a été très travaillé – de certains mots ou expressions qui me paraissent particulièrement significatifs688.

L’auteur explique qu’il a rassemblé « ceux de [s]es textes qui ne l’ont pas été de façon commode jusqu’ici » (ibid., 445), c’est-à-dire ceux qui n’ont pas été incorporés dans ses précédents ouvrages : « Comme cela faisait une contrée énorme, on y a ouvert quelques trouées ; (…) Mais enfin, lecteur, je t’y laisse. Promène-toi au petit bonheur. Va et viens » (ibid., 445). Donner comme première justification au recueil le fait de rassembler les textes « de façon commode », c’est ménager au lecteur-destinataire la place essentielle dans le projet. Le recueil est moins destiné à la gloire de l’auteur qu’à la commodité du lecteur. C’est-à-dire qu’il doit d’abord se prêter à son usage par le lecteur, et qu’il participe d’un projet qui n’est rien moins qu’autarcique.

Le mot « contrée » me semble lui aussi riche de sens, d’abord parce qu’il participe de la métaphore spatiale à l’œuvre dans tout ce texte (qui propose le recueil comme espace à parcourir), ensuite par son étymologie. Le mot dérive en effet de contra 689, dont le premier sens est « en face de, vis à vis de ». En le choisissant , Ponge s’offre en vis-à-vis au lecteur, dans toute la variété, la singularité de sa « contrée ». Il réactive dans une acception nouvelle le mot « contre » : ici, parler contre, c’est parler en face de, s’offrir comme espace à parcourir, en laissant à l’autre le choix d’y inventer son propre itinéraire :« Promène-toi au petit bonheur. Va et viens » (ibid., 445). L’imaginaire de l’espace partagé, parcouru avec bonheur, rappelle bien sûr celui de « La Promenade dans nos serres ».

Cet avis au lecteur me semble en somme beaucoup moins la marque d’un embarras à justifier l’organisation du recueil690 que d’un parti pris tout à fait concerté en faveur du lecteur. Le souci de maîtriser la composition de son texte intéresse moins l’auteur, semble-t-il, que le souci d’accueillir son lecteur, comme sur le seuil de la contrée qu’il lui offre d’explorer, en l’invitant à une promenade heureuse qui réactualise l’euphorie de « La Promenade dans nos serres ». L’on constate, une fois de plus, la coexistence chez Ponge d’un désir d’autorité et d’un refus de cette même autorité (ici, celle que confère le statut d’auteur) : là où l’écrivain pouvait saisir l’occasion de guider l’approche de son œuvre, il s’est contenté de la livrer sans commentaire, en y dessinant seulement trois allées sommaires et en confiant au lecteur le soin de s’y promener comme il l’entend. Lui souvent si soucieux d’exercer lui-même le rôle de critique par rapport à sa propre œuvre se montre ici particulièrement non directif dans sa stratégie éditoriale. Peut-être faut-il y voir l’effet d’une confiance de plus en plus marquée dans son lecteur, désormais clairement distingué des instances critiques – j’y reviendrai.

Notes
688.

Mots et expressions que je soulignerai dans les citations qui suivent.

689.

Le mot « contrée » est hérité d’un latin vulgaire « contrata », substantivé par ellipse pour contrata regio, pays situé en face (de celui qui le regarde). Contrata est un adjectif dérivé de contra, « en face de » (voir A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « contrée »).

690.

« Ces lignes inaugurales », écrit B. Beugnot, « ne livrent que quelques constats, faute sans doute de pouvoir légitimer l’organisation des trois volumes, et par souci aussi de seulement livrer le spectacle d’une œuvre en cours qui refuse de se figer » (notice sur le texte, OC I, p.1059).