L’objeu, Malherbe, l’œuvre comme machine

Mais l’objeu est encore la résultante d’une autre dynamique essentielle en ces années-là : celle qu’engage le travail sur Malherbe. C’est du reste dans le contexte du Malherbe – après celui de l’élaboration des « Pratiques », et deux ans avant celui du « Soleil » – que surgit de nouveau, pendant l’été 1952, le terme « objeu ». Mentionné quatre fois dans « Malherbe III » il est, dans sa première occurrence, associé aux « pratiques », apparaissant à la fin d’un développement sur le thème de la pratique de la langue française » : « Cette vue objective de nos propres pratiques (…) leur confère une teinte, un ton, un timbre particuliers. C’est le ton, ce sont les couleurs, le drapeau (…) de l’OBJEU » (PM, II, 57).

Pourquoi l’objeu résulte-t-il de l’analyse de Malherbe ? Parce que, image d’un fonctionnement du texte, il rejoint cette formulation d’un idéal textuel en termes de machinerie fonctionnante à laquelle conduit, très vite, le travail sur Malherbe. Dès « Malherbe I », c’est en ces termes que l’œuvre malherbienne est caractérisée : « C’est une machine, d’ailleurs plus forte et plus diverse, plus variée que n’importe quelle autre machine ; une horloge grave, robuste, sereine, imperturbable. C’est le mouvement perpétuel » (ibid., 18). Or, c’est la même image qui, dans « Malherbe III », gouverne la représentation de l’univers : « Oui, c’est à partir des machines qu’on peut apprécier à sa valeur la Nature, elle aussi une machine, une horlogerie, mais si grandiose, si nuancée, compliquée, variée à tel point ! » (ibid., 60)

L’articulation entre les deux « machines », c’est l’homme, doué de la parole. Le texte, émanation de l’homme, ne peut « fonctionner » que sur la base d’une représentation juste de la place de l’homme lui-même au sein de l’horlogerie-univers. Si le devoir de l’artiste est de « faire fonctionner le monde » (comme l’a précédemment déclaré Ponge), il doit d’abord s’élever contre une représentation fausse, très ancienne, de lui-même comme centre du monde : cette fameuse « idée glorieuse de l’homme » au centre de l’univers, que Ponge évoquait dans « Le Murmure », et à laquelle il revient en 1952, dans l’« Entretien avec Breton et Reverdy », insistant sur la remise en cause indispensable d’un certain humanisme, qui en est directement hérité693. A la péroraison de l’homme certain d’être centre, Ponge oppose la poétique du murmure.

Notes
693.

« Idée glorieuse » qu’il définit comme suit : « ce système de valeurs que nous avons hérité à la fois de Jérusalem, d’Athènes, de Rome, que sais-je ? et qui a ceinturé récemment la planète entière. Selon lui, l’homme serait au centre de l’univers, lequel ne serait, lui, que le champ de son action, le lieu de son pouvoir. Joli pouvoir, belles actions : nous en avons eu quelques échantillons ces derniers temps encore » (M, I, 687).