L’objeu : le murmure heureux du plein-jeu

L’objeu est, en effet, un avatar du murmure : « l’harmonieux fonctionnement » est décrit dans « Le Soleil » comme « murmure », « ronronnement du plein-jeu » (P, I, 789). La poétique du murmure, c’est celle qui découle du sentiment accepté de la place de l’homme comme rouage, lui aussi, du monde. En témoigne cette note de mars 1954 (date, du reste, de l’achèvement du « Soleil ») :

‘Le murmure est l’art poétique /la loi morale la plus simple (…) : il faut replacer l’homme à sa place dans la nature et qu’il se perçoive comme un des engrenages du fonctionnement (un soliculus, tout au plus).
Ainsi le fonctionnement se reproduira-t-il (…).
Un coup violent donné à l’Homme, à sa prétention intellectuelle : voilà le Murmure : un coup de poing pour ramener l’homme à une juste conscience de sa petitesse-fonctionnante grâce à quoi tout se remettra à fonctionner (PAT, 318-319). ’

L’objeu est donc, in fine, résultante également de la méditation sur l’homme à l’œuvre dans « Joca Seria ». L’objeu est aussi un ob-je, un refus de mettre l’homme au centre du monde.

Toutefois il faut bien remarquer qu’il ne s’agit nullement là de flageller l’homme en lui infligeant le sentiment de sa petitesse, mais au contraire d’affirmer son adhésion heureuse au fonctionnement dans lequel il est intégré

‘comme un petit rouage, (…) ridicule mais précieux et sacré ; comme un petit rouage perdu (exactement à l’endroit qui convient) dans le boîtier d’une machine grandiose et complexe, (…) prenante, engrenante mais caressante, (…) enivrante et endormante, assoupissante et réveillante, entraînante, valsante et noyante (PM, II, 60). ’

Ce qui débouche sur cette adhésion lyrique : « O Monde ! Monde ovale et merveilleux ! Machine ovale ! Ô l’œuf du ciel ! » (ibid, 60)

Ponge écrit ceci en 1952. Pour pouvoir asseoir définitivement cette vision d’un fonctionnement harmonieux de l’univers, il lui faudra d’abord en finir avec une autre « idée glorieuse », compromettante pour cette harmonie : celle d’un cosmos soumis à l’autorité unique et tyrannique du Soleil, autorité qui assujettit l’homme, lui interdit la parole, en lui imposant un monde d’évidences littéralement éblouissantes dans lequel cette parole n’a pas de place. Pour lui redonner celle qui lui revient, il faut arriver à faire prévaloir le fonctionnement du texte sur celui du système solaire tel qu’on se le représente conventionnellement : il faut remplacer cette cosmogonie par une textogonie. Le raisonnement de Ponge à propos du « fonctionnement » est passé en somme par les étapes suivantes : partant du constat d’une nécessité de « prendre en réparation le monde » pour le rétablir dans son fonctionnement, il débouche sur une conception du monde comme système d’horlogerie, dont l’homme est un rouage. Mais pour que le mouvement soit libre au sein de ce système, il faut dissociercelui-ci de l’image dusystème solaire en proie à la suprématie du soleil. L’objeu ne pourra se formuler véritablement que lorsque Ponge réglera ses comptes avec l'autorité fantasmatique qu’il attribue au soleil.